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effectifs qui portent tout le poids de la production ; les deux tiers environ habitent les champs, d’où il suit que chaque cultivateur doit produire en moyenne la subsistance de neuf personnes. Enlever ou rendre 100,000 ouvriers au sol, c’est lui ôter ou lui donner les moyens de nourrir près d’un million d’êtres humains. Les Anglais le comprennent parfaitement ; fort peu ménagers de leur capital en argent, ils épargnent leurs hommes le plus qu’ils peuvent. Que de bruit n’ont-ils pas fait pour les pertes qu’ils ont essuyées dans cette guerre, et qui, de compte fait, s’élèvent en tout à 22,000 hommes ! La nôtre doit être bien autrement forte, et nous n’en parlons pas. S’il est vrai, comme on l’a dit, que les Russes ont perdu 300,000 hommes, voilà une nation accablée pour longtemps ; il faut trente ans pour combler de pareils vides. Moins nos braves soldats marchandent leur vie, plus leurs chefs doivent se montrer avares de ce sang généreux toujours prêt à couler ; si la patrie a quelquefois besoin de leur sacrifice, elle a encore plus besoin de les conserver, car eux seuls peuvent servir d’appui à cette population débile, femmes, enfans, vieillards et infirmes, qui forme les cinq sixièmes de toute nation.

La guerre n’enlève pas seulement aux industries productives les hommes qu’elle appelle sous les drapeaux, elle exige encore une foule de fournitures spéciales qui détournent de leurs occupations ordinaires un grand nombre de bras. Telle est la fabrication de la poudre et des armes, tel est encore l’immense appareil de transports nécessaire pour porter sur un point donné de pareilles masses de troupes et de munitions. L’envoi de 250,000 hommes à 800 lieues de nos côtes en suppose autant occupés à les transporter et à les approvisionner. Cette seconde armée s’est recrutée comme la première dans les réservoirs communs du travail et contribue de proche en proche à la désertion des campagnes. Une partie doit être déjà licenciée, le reste ne tardera probablement pas à l’être, quand toutes les troupes seront de retour. La culture y retrouvera des ressources, pourvu qu’on ne les détourne pas de nouveau. Ces bras reflueront d’abord vers le commerce ordinaire, les usines industrielles, les entreprises de chemins de fer, qui ne souffraient pas moins que le sol le la pénurie universelle ; ils en rendront d’autres disponibles pour le travail rural. Tout se tient dans l’organisation économique d’un pays ; de même que l’inflammation sur un point se répand peu à peu sur tous les autres, de même le l’établissement de la santé dans l’organe malade réagit bientôt sur le reste.

Enfin on sentira sans doute la nécessité de presser un peu moins les travaux extraordinaires de la capitale. Cette dérivation paraît au premier abord peu de chose, elle a cependant son importance ; elle se fait sentir profondément dans les parties de la France qui fournissent