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grand solitaire : dans l’eau de la rivière profonde, il se plongea, en proie à la douleur ; mais la rivière, ayant coupé ses liens et mis à sec le solitaire, le rejeta dégagé des cordes qui l’attachaient. Dégagé de ses liens, le grand sage prononça ce mot : Vipâça (sans lien), et il appela de ce nom la rivière, le grand ascète[1] ! Il pensait de nouveau à son chagrin et ne restait en paix nulle part ; il s’en alla donc à travers les montagnes, les rivières et les étangs. Et de nouveau, ayant aperçu une rivière, fille de l’Himalaya, terrible, et qui nourrit de redoutables alligators, il se jeta dans son courant. L’excellente rivière remarquant que ce brahmane avait l’éclat du feu, se sépara en cent rameaux ; c’est pourquoi on la connaît sous le nom de Çatadrou, c’est-à-dire qui a cent branches[2]. S’étant vu rejeté sur la rive une fois encore : Je ne puis pas mourir ! dit-il, et il s’en retourna dans son ermitage. »

Comme la nature a bien reconnu son maître dans ce brahmane, et comme elle craint d’attirer sur elle les malédictions en l’aidant à s’ôter la vie ! Il y a un grand fonds de mélancolie dans ces quinze strophes du Mahâbhârata que nous venons de traduire : la douleur ne fait donc pas mourir ! Il en ressort aussi cette grande et profonde pensée, que l’homme n’a pas le droit de disposer de l’existence que Dieu lui a donnée. Après avoir erré longtemps à l’aventure, Vacichtha, le grand solitaire, s’approchait de son ermitage, le cœur navré. Tout à coup une voix frappe son oreille, une voix pareille à celle de son fils aîné, récitant sur le même ton et avec le même accent les prières du Véda. Le vieillard se trouble. — Qui donc me suit ainsi ? demande-t-il avec surprise, et la veuve de ce fils tant pleuré, jadis dévoré par un tigre, lui apprend que c’est son petit-fils qui étudie dans la solitude les textes sacrés. « Ah ! s’écrie alors le solitaire, j’ai donc une postérité, je ne veux plus mourir ! » La tendresse paternelle, l’amour extraordinaire que les Hindous portent à leurs enfans se résume dans ces simples paroles qui sortent du cœur. Tout à coup le roi qui parcourait ces lieux déserts, en proie à la plus horrible folie (Saodâça le Maudit), parut auprès de l’ermitage. Chacun fuyait sa présence. Au moment où il s’élançait comme pour dévorer la bru et le petit-fils du sage Vacichtha, celui-ci marcha droit à sa rencontre et l’arrêta court rien qu’en prononçant le monosyllabe Om[3]. Puis, l’ayant aspergé avec une eau rendue efficace par la

  1. Rivière du Pendjab, dans le Lahore, l’Hypasys des historiens d’Alexandre, aujourd’hui Beyah.
  2. Le Zaradras des Grecs, le Héridrus de Pline, la Sutledge de nos jours, l’une des cinq rivières du Pendjab.
  3. Nom mystique de Dieu exprimant l’idée de la triade, ou de trois en un. Ce mot en sanscrit contient trois lettres, a, u (prononcé ou) et m.