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n’ont point échappé à l’observation des Hindous. La flamme qui couve sous la neige des monts et celle qui éclate tout à coup du sein des eaux leur ont paru exprimer à merveille le feu de la colère qui jaillit de l’âme du sage au cœur froid, aux passions calmées. Ils y ont vu aussi quelque chose qui ressemblait à la lutte des deux élémens opposés ; mais, au lieu de chercher à expliquer le phénomène par des causes naturelles, ils l’ont pris pour texte de l’une de ces légendes terribles qui ont consacré pour toujours la puissance surnaturelle des brahmanes. Cette légende a pour héros un sage des temps fabuleux nommé Aorva (le feu sous-marin) ; je la cite en abrégeant.

Jadis vivait un roi nommé Kritavîrya, qui avait pour sacrificateurs des brahmanes de la race de Bhrigou, à qui il donnait de l’argent et des richesses en abondance. Le roi étant mort, ses parens héritèrent de ce qu’il possédait ; mais ils apprirent qu’il y avait chez les descendans de Bhrigou beaucoup de richesses, et voilà toute cette famille royale qui va vers les brahmanes sacrificateurs pour leur réclamer ce qu’ils ont. Quelques-uns des fils de Bhrigou cachèrent dans la terre leur trésor ; d’autres le confièrent à des brahmanes comme eux, craignant qu’il ne leur fût enlevé par les fils de rois ; d’autres encore donnèrent quelque argent aux princes, selon qu’ils le demandaient, et comme pour montrer qu’il ne leur restait plus rien. Cependant, l’un des guerriers s’étant mis à fouiller le sol sans façon dans la demeure d’un de ces brahmanes, le trésor fut découvert, et les princes en colère tuèrent à coups de flèches ces excellens fils de Bhrigou qu’ils auraient dû protéger. Or, ceux-ci étant mis à mort, leurs femmes se réfugièrent dans une inaccessible montagne de l’Himalaya. L’une d’elles, tout effarée, cacha dans une de ses cuisses un enfant qu’elle portait en son sein. Avertis par l’une de ces femmes, les guerriers revinrent pour tuer cet embryon ; mais à peine avaient-ils aperçu la brahmanie toute resplendissante de son propre éclat, que l’embryon brisa la cuisse de celle-ci et parut au jour, aveuglant les guerriers comme le soleil l’eût fait en plein midi. Alors, privés de la vue, ils errèrent dans les cavernes des montagnes ; alors, en proie au trouble et ne voyant plus, ces rois, qui voulaient recouvrer la vue, implorèrent l’irréprochable veuve du brahmane. Et à cette bienheureuse ils dirent, ces rois qui perdaient l’esprit, ces rois éclipsés, abattus par le chagrin, pareils à des feux dont la flamme est éteinte : « Par ta faveur, ô bienheureuse ! que la race des guerriers rouvre les yeux, et nous irons loin d’ici, tous ensemble, renonçant à nos œuvres perverses[1] !… »

Si le poète qui a recueilli cette légende avait pris soin de bien

  1. Mahâbhârata. — Adiparva, lect. 178, p. 247.