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à lire l’histoire générale d’une période dans les événemens particuliers, il y a un point plus grave encore : ce ne sont pas les incidens qu’il veut connaître, ce ne sont pas les causes immédiates du duel, mais la cause profonde, ancienne, inévitable, la cause dont la presse allemande ne disait rien et dont s’entretenait toute la Prusse. Qu’on ne s’attache pas ici à l’insignifiante personne de M. de Rochow, qu’on ne s’occupe ni des détails de l’enquête ni des prétextes de la lutte. Le duel de M. de Rochow et de M. de Hinckeldey, c’est le duel des hobereaux contre les fonctionnaires, de l’arbitraire contre la loi, du privilège contre le droit commun.

Aussi comment dépeindre la stupeur et l’indignation de la ville ? Les hobereaux s’efforçaient en vain d’atténuer la gravité de l’événement ; tout lui donnait un caractère public. L’exposition du corps de M. de Hinckeldey à l’hôtel de la police générale, cette longue et lugubre procession qui, pendant deux jours, ne cessa de défiler respectueusement devant le cadavre, l’immense concours de peuple qui se pressait aux funérailles, la présence du roi au milieu de la famille en larmes, la présence même des plus implacables ennemis de M. de Hinckeldey, venus là évidemment sur un ordre du souverain, tant de personnages illustres confondus avec la multitude dans une même affliction, M. Alexandre de Humboldt pleurant le fonctionnaire libéral et intègre, l’ouvrier pleurant l’homme redouté dont il avait senti le bras de fer en 1848, et qui, depuis le rétablissement de l’ordre, était devenu son soutien contre l’aristocratie : c’étaient là autant de contrastes qui ne laissaient de doute à personne sur la signification de cette dramatique aventure. La situation de la politique intérieure était subitement démasquée à tous les regards. Qu’on n’essaie plus de cacher l’évidence ; laissez là les vains subterfuges, c’en est fait pour longtemps des hypocrisies de la Gazette de la Croix. La balle qui a percé le cœur de M. de Hinckeldey a déchiré tous les voiles.

La situation est tellement grave, la lutte éclatante des hobereaux et des fonctionnaires, l’antagonisme moins connu du ministère officiel et du ministère occulte est aujourd’hui pour l’Allemagne entière un fait si manifeste, que l’esprit public, bon gré, mal gré, y trouve l’explication des plus mystérieux incidens. Un jour à Potsdam, dans le palais même du roi, un paquet de dépêches adressées à un aide de camp de Frédéric-Guillaume IV, M. le général de Gerlach, est soustrait par des mains audacieuses. Ces dépêches venaient surtout de Saint-Pétersbourg ; il y avait des lettres de M. le comte Munster, contenant des notes sur la situation de la cour de Russie depuis la mort du tsar Nicolas. On soupçonne d’abord quelque agent trop zélé de la légation française ; mais cette ridicule accusation est écartée immédiatement, et toutes les conjectures, toutes les suppositions qui