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fort bien à quoi m’en tenir là-dessus ; mais je ne vous en ferai pas de reproches, si vous me servez fidèlement dans cette circonstance. Si au contraire vous me sacrifiez à vos nouvelles amours, si j’apprends qu’Anifé est mère d’un enfant vivant, je ne vous le pardonnerai de ma vie, et vous savez que je suis aussi implacable dans ma haine que constante dans mon amitié. »

Selim ne fut pas aussi mécontent de cette lettre qu’on aurait pu le penser. Sa plus grande inquiétude était que Maleka ne découvrit son goût pour Anifé, et qu’elle ne lui en voulût mortellement. La glace était rompue, l’abîme franchi ; Maleka savait tout, et elle se montrait disposée à l’indulgence, pourvu qu’il lui rendît un léger service qui n’éveillait dans sa conscience obscurcie aucun scrupule. Selim alla donc, ainsi que le lui ordonnait Maleka, trouver la Grecque, et il eut avec elle un entretien mystérieux qui se termina par un infâme marché. Seulement la vieille mégère le pria de songer aux inconvéniens que pouvait avoir pour elle, et qui plus est pour lui, la mort violente d’un petit-fils de kadi, dans le cas où le fait serait ébruité. On pouvait, sans s’exposer au même danger, faire disparaître l’enfant en lui laissant la vie, puisqu’en supposant que la chose fût découverte, il serait aisé de reproduire l’enfant, et de jurer qu’on l’avait enlevé conformément à des ordres émanés du père. Selim se rendit à ses argumens, car lui-même ne se souciait pas de pousser la chose plus loin que cela n’était absolument nécessaire, et il n’était pas fâché d’ailleurs de garder entre ses mains une menace vivante à opposer à Maleka, dans le cas où celle-ci s’aviserait plus tard de lui faire expier sa fantaisie pour Anifé. — Je lui ferai croire que l’enfant est mort ; mais si jamais elle se tourne contre moi, je l’informerai que je puis en opérer la résurrection, et ce sera un frein avec lequel je l’empêcherai de se cabrer.

La vieille Grecque devait être appelée auprès d’Anifé au moment critique, car c’était elle-même qui avait reçu dans ses bras la petite Anifé lors de son entrée dans cette vie de douleurs. Il fut convenu qu’elle se procurerait pour l’occasion le cadavre d’un enfant mort-né. Profitant du moment où l’on s’empresserait autour de la jeune mère épuisée, elle donnerait le nouveau-né à sa suivante, qui l’emporterait en cachette, puis lui substituerait le petit cadavre. L’enfant serait transféré dans un village éloigné et mis en nourrice auprès d’une pauvre femme que la vieille Grecque se chargeait de prendre à gages, et qui ne serait connue que d’elle et de Selim. La Grecque reçut dès-lors une somme assez ronde, et Selim lui en promit une plus considérable encore lorsque l’affaire serait terminée ; puis ils se quittèrent en se promettant de ne plus se revoir avant le moment fatal, et de paraître toujours complètement étrangers l’un à l’autre.

Cependant Selim ne quittait presque plus Anifé, et cette assiduité