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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/192

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qu’existeront des classes intermédiaires entre le peuple et les hautes sphères de la société. Le romanesque n’a pas son origine dans la nature, il a son origine dans la société : c’est une surexcitation de l’imagination occasionnée par le spectacle des mouvemens de la vie sociale, du contraste des conditions, des contrastes entre la beauté et la fortune, entre le génie et le malheur ; mais il provient surtout de deux choses que Dieu n’a pas créées, et que la société seule a pu enfanter, d’un tourment d’imagination, d’un besoin d’échapper à sa condition, et enfin d’une situation équivoque dans laquelle se trouvent un moment toutes les classes qui montent, — je veux dire cette situation où l’esprit est déjà trop raffiné pour retomber à la brutalité populaire, trop soumis aux conventions pour retrouver la naïveté naturelle, et pas encore assez élevé pour étendre son regard au-dessus du spectacle de la société. L’esprit romanesque n’a non plus en vue que la société, les avantages sociaux, les aventures qui peuvent sortir de combinaisons sociales. Son horizon se borne là. La littérature écrite pour ces classes moyennes dont nous avons parlé est par conséquent tenue d’être romanesque, et généralement elle s’acquitte convenablement de cette exigence. Le roman lu par une bourgeoise de petite condition, par un employé, par un boutiquier, ne peut sortir d’un certain cercle de peintures ou de rêveries. Tout livre qui veut être populaire doit donc contenir une certaine dose de romanesque, et le roman même, alors qu’il s’adresse à d’autres lecteurs que des lecteurs vulgaires, est tenu, jusqu’à un certain point, de s’astreindre à cette nécessité. Les maîtres connaissaient cette loi et s’y sont conformés : c’est pour plaire à cette classe de lecteurs que Cervantes et Lesage ont entremêlé d’interminables et fades histoires de sentiment leurs pages ironiques ; c’est pour satisfaire à ce besoin d’émotion banale que Richardson a fait répandre des flots de larmes à ses Pamélas et à ses Clarisses. Chez eux toutefois, le romanesque n’est encore qu’un hors-d’œuvre ; la peinture de la réalité, l’expression de la pensée personnelle de l’auteur tiennent la première place. Il est facile de voir que cette classe sociale, pour laquelle l’idéal se présente sous la forme d’une illusion mensongère, est encore peu nombreuse ; mais à mesure que le temps marche et que cette classe prend plus d’extension, la sentimentalité et le romanesque prennent aussi une plus grande importance : ils teignent de leurs couleurs artificielles les productions les plus remarquables de l’esprit, la Nouvelle Héloïse, Werther, Paul et Virginie ; ils s’insinuent dans le drame et la poésie, formes littéraires qui semblaient leur être interdites.

Dans la littérature populaire américaine, le romanesque tient au contraire fort peu de place : il y est gauche, guindé, mal à l’aise. Au