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chariots couverts, se présentèrent à l’hôtel des fermes pour en extraire les prisonniers, afin de les envoyer au tribunal révolutionnaire. Ils firent procéder à l’appel par le concierge, suivant l’ordre des écrous. Les détenus étaient réunis devant le guichet de la prison. Dès que quatre avaient été nommés, quatre gendarmes s’en emparaient et les conduisaient dans les chariots couverts qu’ils refermaient sur eux. Un contraste remarquable, et qui preuve l’ascendant de la vertu sur les âmes les plus grossières, c’était l’émotion des guichetiers, qui fondaient tous en larmes, à côté du calme que conservaient et les prisonniers qu’on enlevait et ceux qui attendaient le même sort. Dans l’espace d’une heure, vingt-quatre des malheureux compagnons de M. Mollien avaient ainsi passé le seuil de la prison, et le concierge suivait d’un œil triste chaque enlèvement, tandis que les officiers municipaux buvaient et vociféraient. M. Mollien était au, milieu des huit fermiers-généraux restans (il ne devait être appelé qu’après eux, parce que son écrou était le trente-troisième), lorsque le concierge, s’approchant de lui et le poussant vers l’intérieur de la prison, lui dit à voix basse : « Rentrez, vous n’avez rien à faire ici. » Il n’eut que le temps de jeter un dernier regard sur ceux dont il allait être séparé, et de les voir sourire encore à l’espérance de son salut. La porte de sa prison se referma à l’instant sur lui, et il se retrouva dans la solitude. « Quelle solitude, dit-il[1], que celle d’une prison dans laquelle on va survivre à trente-deux innocens ! »

Les soins empressés et ingénieux du concierge réussirent à sauver M. Mollien malgré les efforts de Gaudot en personne. Enfin le 9 thermidor vint permettre à la France de respirer, et lui rouvrit à lui-même les portes de la prison.

Ses premiers soins furent d’aller embrasser son vieux père et de liquider ses affaires manufacturières, qui avaient souffert de son emprisonnement. Il n’arriva auprès de son père que pour recueillir son dernier soupir. Ce digne vieillard, pour qui la captivité de son fils, avait été une funeste secousse, n’eut que le temps de lui dire d’une voix presque éteinte : « Je ne puis pas, comme Épictète, me féliciter d’avoir assisté ici-bas à un beau spectacle, du moins dans les dernières années de ma vie ; mais je remercie Dieu de vous revoir. » Et il mourut en lui serrant la main.

L’honorable aisance dont M. Mollien aurait hérité était réduite presqu’à rien par la révolution. C’étaient des rentes foncières et d’autres créances, qui furent remboursées en assignats, c’est-à-dire avec une perte des quatre cinquièmes au moins. L’existence d’un manufacturier avait perdu l’attrait qu’elle avait eu pour lui, et il

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t, Ier p. 169.