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terait ensuite plus rien pour l’entretien du ménage, et que le soin en retomberait sur lui.

— L’entretien du ménage, pardi ! s’écria Ismaïl en haussant les épaules d’un air de dédain ; la grande affaire ! On prend à crédit. Dès aujourd’hui je me charge de faire affluer les provisions dans l’office et dans la cuisine, sans qu’il nous en coûte un sou.

Les cinq cents piastres l’avaient adouci, en lui faisant entrevoir la possibilité de tirer par l’intermédiaire d’Anifé quelque argent du kadi. Le bey continua donc ses doléances d’un air plutôt triste et abattu qu’irrité, et il se rejeta sur la manière dont il avait été leurré, à l’époque de son mariage avec Anifé, par la mère de celle-ci, au sujet des fameux bijoux.

Pendant la première partie de cet orageux entretien, Anifé avait tenu les yeux constamment fixés à terre, et son émotion ne s’était trahie que par de rapides changemens de couleur sur ses joues. Ce fut seulement lorsqu’Ismaïl passa du ton brutal au ton patelin qu’elle leva les yeux, et en vérité ce premier regard n’avait rien d’amical. Quelqu’il fût, il ne dura qu’un instant, après quoi un rideau parut se baisser derrière la prunelle d’Anifé, et ses yeux devinrent aussi ternes que ceux d’Ismaïl lui-même. Quand celui-ci eut exposé tout au long ses espérances anciennes et le cruel désappointement qui les avait suivies, Anifé répondit à voix basse : — Mais rien n’est perdu, Ismaïl, et tout peut encore se réparer.

— Comment ? s’écria Ismaïl hors d’haleine.

— J’ai apporté avec moi une partie de ces bijoux.

— Vraiment ? Quoi ! tu les as apportés ici, et tu ne m’en as rien dit ? Et maintenant tu pourrais… tu consentirais… Ah ! ma bonne Anifé, c’est mon salut que tu tiens dans tes mains ! Voyons, voyons, que me proposes-tu ?

Et, dans le transport de sa reconnaissance, Ismaïl passa un bras autour de la petite taille d’Anifé et l’attira sur son cœur. Les jolies lèvres d’Anifé se contractèrent comme pour sourire, et ce sourire avait quelque chose de singulier, parce que les yeux n’y répondaient pas. Ils n’étaient pas tristes pourtant, et encore moins courroucés ; seulement ils n’avaient pas de regard.

— Il faut agir avec beaucoup de prudence et de précaution, reprit-elle enfin. J’ignore ce qui s’est passé entre ma mère et toi au sujet de ces bijoux, mais ce que tu viens de me dire m’explique en partie son insistance à me faire promettre de n’en donner aucun avant d’avoir atteint l’âge de vingt-quatre ans. Or tu sais, ajouta-t-elle en souriant de nouveau, qu’il me faut encore bien des années pour en arriver là.

— Hélas ! soupira Ismaïl.