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CORNOUAILLES. — Ah traître ! (Il tire son épée et court sur lui.)

LE SERVITEUR. — Eh bien ! venez, et courez la chance de votre colère ! (Il tire son épée. Ils se battent. Cornouailles est blessé.)

REGANE, à un autre serviteur. — Donne-moi ton épée. — Un paysan qui s’attaque à nous ! (Elle arrache l’épée, vient par derrière et l’en perce. )

LE SERVITEUR. — Oh ! je suis tué !… Monseigneur, il vous reste un œil — pour voir le sang que je lui ai tiré. Oh ! (Il meurt.)

CORNOUAILLES. — Il n’en verra pas davantage, je l’en empêcherai. (il met le doigt sur l’œil de Glocester.) — Hors de ton trou, sale gelée ! — Où est ton lustre à présent ? (Il arrache l’autre œil de Glocester et le jette par terre.)

GLOGESTER. — Tout est ténèbres et désolation. Où est mon fils ?

REGANE. — Allez, jetez-le hors des portes, et qu’il flaire sa route — jusqu’à Douvres.


Telles sont les mœurs de ce théâtre. Elles sont sans frein comme celles du temps et comme l’imagination du poète. Copier les actions plates de la vie journalière, les puérilités et les faiblesses où s’abaissent incessamment les plus grands personnages, les emportemens qui les dégradent, les paroles crues, dures ou sales, et les actions atroces où se déploient la licence, la brutalité, la férocité de la nature primitive, voilà l’œuvre de l’imagination pure. Copier ces laideurs et ces excès avec un choix de détails si familiers, si expressifs, si exacts, qu’ils font sentir sous chaque mot de chaque personnage une civilisation tout entière, voilà l’œuvre de l’imagination concentrée et toute-puissante. Cette nature des mœurs et cette énergie de la peinture indiquent une même faculté, unique et excessive, que le style a déjà montrée.


III

Sur ce fond commun se détache un peuple de figures vivantes et distinctes, éclairées d’une lumière intense, avec un relief saisissant. Cette puissance créatrice est le grand don de Shakspeare, et consiste à produire l’effet que voici : chaque phrase prononcée par un personnage nous fait voir, outre l’idée qu’elle renferme, le sentiment qui la cause, les passions qui produisent ce sentiment, l’ensemble des qualités et le caractère dont ces passions dépendent, le tempérament, l’attitude physique, le geste, le regard du personnage, tout cela en une seconde, avec une netteté et une force dont personne n’a approché. Les mots qui frappent nos oreilles ne sont pas la millième partie de ceux que nous écoutons intérieurement ; ils sont comme des étincelles qui s’échappent de distance en distance ; les yeux voient de rares traits de flamme ; l’esprit seul aperçoit le vaste embrasement dont ils sont l’indice et l’effet. Il y a ici deux drames en un seul : l’un bizarre, saccadé, écourté, visible, l’autre conséquent, immense,