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que la raison même, ennemi du paradoxe, railleur contre la sottise, sorte de bon sens incisif, n’ayant d’autre emploi que de rendre la vérité amusante et visible, la plus perçante des armes chez un peuple intelligent et vaniteux : c’est celui de Voltaire et des salons. L’autre, qui est celui des improvisateurs et des artistes, n’est autre chose que la verve inventive, paradoxale, effrénée, exubérante, sorte de fête que l’on se donne à soi-même, fantasmagorie d’images, de pointes, d’idées bizarres, qui étourdit et qui enivre comme le mouvement et l’illumination d’un bal. Tel est l’esprit de Mercutio, des clowns, de Béatrice, de Rosalinde et de Bénédict. Ils rient, non par sentiment du ridicule, mais par envie de rire. Cherchez ailleurs les campagnes que la raison agressive entreprend contre la folie humaine. Ici la folie est dans toute sa fleur. Nos gens songent à s’amuser, et puis c’est tout. Ils sont de bonne humeur, ils font faire des cavalcades à leur esprit à travers le possible et l’impossible. Ils jouent sur les mots, ils en tourmentent le sens, ils en tirent des conséquences absurdes et risibles, ils se les renvoient comme avec des raquettes, coup sur coup, en faisant assaut de singularité et d’invention. Ils habillent toutes leurs idées de métaphores étranges ou éclatantes. Le goût du temps était aux mascarades ; leur entretien est une mascarade d’idées. Ils ne disent rien en style simple ; ils ne cherchent qu’à entasser des choses subtiles, recherchées, difficiles à inventer et à comprendre ; toutes leurs expressions sont raffinées, imprévues, extraordinaires ; ils outrent leur pensée et la changent en caricature. « Ah ! pauvre Roméo, dit Mercutio, il est déjà mort, poignardé par l’œil noir d’une blanche beauté ! transpercé à travers l’oreille par une chanson d’amour, le cœur crevé par la flèche du petit archer aveugle ! » Bénédict raconte une conversation qu’il vient d’avoir avec sa maîtresse : « Oh ! elle m’a maltraité de façon à mettre à bout la patience d’une souche. Un chêne, avec une seule feuille verte pour tout feuillage, lui aurait répondu. Mon masque lui-même commençait à prendre vie et à quereller avec elle ! » Ces extravagances gaies et perpétuelles indiquent l’attitude des interlocuteurs. Ils ne restent pas tranquillement assis sur leurs chaises, comme les marquis du Misanthrope ; ils pirouettent, ils sautent, ils se griment, ils jouent hardiment la pantomime de leurs idées ; leurs fusées d’esprit se terminent en chansons. Jeunes gens, soldats et artistes, ils tirent un feu d’artifice de phrases et gambadent tout à l’entour. « Quand je suis née, une étoile dansait. » Ce mot de Béatrice peint ce genre d’esprit poétique, scintillant, déraisonnable, charmant, plus voisin de la musique que de la littérature, sorte de rêve qu’on fait tout haut et tout éveillé, et dans lequel celui de Mercutio se trouve à sa place.