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à la philosophie. Depuis que le champ des controverses s’est étendu, la confusion est née. Les limites et les rapports de toutes les sciences, de toutes les facultés, ont été confondus. L’imagination capricieuse et effrénée s’est substituée à la raison sévère. M. Jules Simon, l’auteur d’un livre nouveau sur la Religion naturelle raconte qu’il arriva un jour à un sultan des Mille et une Nuits de tomber dans un piège en plongeant sa tête dans un bassin d’eau que lui présentait un derviche. Une fois la tête sous l’eau, le sultan vit vingt ans en une minute ; il passe par toute sorte d’aventures, il a des visions effrayantes, il est sur le point de périr de la main du bourreau, — après quoi il revient à la vie réelle. « Ce conte n’est point un conte, ajoute l’écrivain, et nous avons tous maintenant la tête dans le bassin. » Malheureusement la Religion naturelle de M. Jules Simon n’est guère propre à faire cesser le prestige et à nous ramener à la vie réelle.

L’auteur reprend toutes ces grandes questions de la nature de Dieu, de la Providence, de l’immortalité ; il les aborde sans les résoudre. Et d’abord entre ces deux mots qui sont le titre même du livre, n’y a-t-il pas une véritable contradiction qui dénote la confusion des idées ? Il n’y a point, à proprement parler, de religion naturelle. La religion a justement pour objet d’éclairer ce que la raison naturelle est impuissante à expliquer par elle-même. Elle ne nie pas la philosophie, elle commence là où finit celle-ci ; elle embrasse toutes ces choses mystérieuses qui sont entre Dieu et l’homme, et elle en fixe le sens. L’inconnu et le mystère ne sont-ils pas en effet partout autour de nous ? La vie se manifeste sous toutes les formes, elle apparaît dans l’homme et dans le grain qui germe sous le sillon ; mais où est le principe de la vie dans l’échelle des êtres ? Le mal est répandu sur la surface du globe ; la loi de la douleur et l’obligation du travail, toutes les rigueurs de l’expiation s’accomplissent avec une ponctualité terrible ; où est la raison de cette injustice apparente qui fait peser sur l’homme, dès son premier cri, la peine d’une faute qu’il n’a point commise ? Les dogmes religieux n’ont de puissance sur l’esprit humain que parce qu’ils expliquent tous ces phénomènes. Comment un système qui reste muet en présence de ces mystères serait-il une religion ? Au fond, la religion dont M. Jules Simon se constitue le prophète n’a rien d’inconnu : c’est la foi de tous ceux qui prétendent se passer de religion. Elle admet Dieu, la Providence, l’immortalité, la vie future, pourvu qu’elle puisse dépouiller ces notions de ce qu’elles ont de positif. Elle enseigne le devoir, mais en le débarrassant de toute sanction. Elle ne nie pas l’utilité ou la convenance de la prière et du culte : quant au culte en lui-même, quelqu’il soit, peu lui importe. C’est une religion commode, facile et passablement impotente. Ce qu’il y a de particulier, c’est que l’auteur ne nie pas la présence de tout un monde de mystères autour de lui ; seulement alors il a une réponse bien simple : ne lui demandez pas d’expliquer l’incompréhensible. Cela ne l’empêche pas cependant d’appeler son système une religion, — religion très concluante en effet, qui, une fois ses principes exposés, laisse en suspens les plus grandes questions qui puissent intéresser la vie intellectuelle et morale des hommes. Ce n’est point là un fait indifférent ; il prouve par un exemple de plus l’impuissance de ces doctrines d’un rationalisme inférieur et la supériorité de cette parole pronon-