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patrie. Eux aussi, ils racontent, ils prêchent l’Évangile, ils meurent, s’il le faut, pour l’Évangile ; mais, en attendant le succès ou la mort, ils vivent selon l’Évangile, dans toutes les relations naturelles des hommes, sous les yeux de ces peuples qu’ils veulent lui conquérir. Ce sont des maris, et des femmes, des pères et des mères, des parens et des enfans, des frères et des sœurs, des maîtres et des serviteurs chrétiens, en même temps que des missionnaires et des Anglais. Je déteste les comparaisons jalouses : personne ne respecte et n’admire plus que moi les missionnaires catholiques qui vont vivre et mourir seuls dans un monde ennemi, ayant pour unique affaire et pour unique joie la propagation de la foi chrétienne, et pour unique perspective, dans leur austère et solitaire travail, le salut de quelques pauvres âmes ignorées et la chance du martyre ; mais Dieu a des voies diverses pour ses serviteurs, et la famille missionnaire dans sa vertueuse activité n’est, à coup sûr, ni moins belle à ses yeux, ni moins utile à son service, que le prêtre missionnaire dans son pieux isolement.

Les missionnaires anglais étaient à Taïti de véritables magistrats moraux, puissans auprès de la population et de ses chefs, prédicateurs et réformateurs vénérés, jouissant à la fois des succès de la parole et des plaisirs de la domination. L’établissement du protectorat français leur devait être et leur fut très amer : c’était un péril pour leur foi, la chute de leur prépondérance et un échec, dans l’Océan Pacifique, pour le nom de leur patrie. Dès que la nouvelle en arriva à Londres, toutes les sociétés de missions s’émurent, tinrent des meetings, envoyèrent des députations au cabinet anglais, à l’ambassadeur de France, déclarant que leur œuvre était compromise dans toute l’Océanie, et demandant que le protectorat commun de l’Angleterre, de la France et des États-Unis d’Amérique remplaçât, dans Taïti, le protectorat exclusivement français. Onze des principaux patrons de ces sociétés, tous hommes considérables par le rang et le caractère, adressèrent à lord Aberdeen une lettre pressante à l’appui de ces réclamations[1]. L’un d’entre eux, sir George Grey, témoigna l’intention d’interpeller le cabinet dans la chambre des communes. Le mouvement devint bien plus vif encore quand on apprit, quelques mois après, que ce n’était plus du simple protectorat français qu’il s’agissait à Taïti, et que l’amiral Dupetit-Thouars avait pris pleine possession de l’île et de la souveraineté. Le parti des saints éclata ; les politiques les moins dévots et les plus amis de la France se montrèrent troublés ; sir George Grey interpella sir Robert Peel,

  1. Les signataires de cette lettre étaient : le marquis de Cholmondeley, l’évêque de Chester, l’évèque de Chichester, le comte de Galloway, lord Bexley, lord Asbley-Cooper (aujourd’hui le comte de Shaftesbury), lord Sandon (aujourd’hui le comte Harrowby), lord Teignmouth, sir George Grey, sir Thomas Baring et sir Robert Inglis.