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au matin les tribus insoumises, s’apprêtant à émigrer après avoir exercé quelques violences sur clés tribus alliées. Il conduisait des colonnes où depuis les Romains aucun Européen n’avait jamais pénétré. Quand éclata la grande guerre de Crimée, ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu’il dit adieu à un pays merveilleusement fait pour sa nature. Il aurait été désolé cependant de voir se rouvrir sans lui ce cirque aux gigantesques hécatombes, que depuis la disparition du César moderne on croyait fermé pour toujours.

Voilà le soldat qui commandait sous Sébastopol un des régimens les plus intrépides de l’armée d’Orient. Maintenant quel homme était-ce? Pour parler comme un romancier fantaisiste de 1830, je pourrais dire : Madame, vous le savez ! Il avait eu pour les femmes la passion qu’il avait encore pour la guerre au moment où il nous a été enlevé. Et parmi ces filles d’Eve, il y en eut une qui fut son culte, sa folie, son désespoir, puis sa tristesse, sa tristesse secrète toutefois, car, je vous le jure, il n’avait rien d’un poète élégiaque. Dans le monde, qu’il avait, je crois, la faiblesse d’aimer un peu, quoiqu’il eût la prétention de l’abhorrer, il m’a fait penser quelquefois à ce que pouvaient être le prince de Ligne ou le baron de Besenval, sauf cependant certains soirs où elle était là, le jetant au gré de ses regards dans des transports de colère ou dans des abîmes de rêverie. Du reste, ces exceptions à sa manière habituelle ne manquaient point de charme, de là même naissait peut-être sa plus piquante originalité. Au camp, nul ne s’entendait comme lui à encourager la verve goguenarde d’un vieux soldat ou la gaieté expansive d’un jeune officier. Il n’appartenait pas à cette race de militaires, fort honorable sans aucun doute, mais un peu prétentieuse, qui se pique d’existence isolée, d’occupations sérieuses, et lance de continuels anathèmes contre la vie abrutissante du café. Il croyait la camaraderie un bien qu’on ne saurait trop soigneusement conserver. Suivant lui, c’était la meilleure sauvegarde contre toute sorte de ténébreuses sottises, contre les ambitions extravagantes, les jalousies obstinées, les humeurs noires. Pas un officier qui ne l’aimât, et les soldats, dont il comprenait l’esprit avec tant de finesse, dont il devinait et soulageait les besoins avec tant de cœur, c’était de la piété qu’ils avaient pour lui. Ah! que j’aimerais à le faire connaître! Mais je veux me dire à moi-même ce que j’ai tant de fois entendu dire, quand, à la fin d’un repas, sa voix s’élevait, dominant les propos les plus tumultueux, les discussions les plus ardentes, avec une douce autorité : « laissez-le parler. »