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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/699

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entière, seul arbitre de sa destinée, il a cru, c’est lui qui parle, qu’il n’y avait pas de gentilhomme sans épée. La guerre l’a pris à Saint-Cyr. L’infanterie souriait peu au pauvre entant; mais il regrettait chaque journée de poudre qu’il était forcé de perdre, et, pour hâter d’un an son entrée dans ce monde sanglant où le voici, il a renoncé aux joies du cheval, du grand sabre et des uniformes éclatans. En le regardant, je songe avec tristesse à la sombre vie qu’il va mener, aux hommes qui seront ses compagnons, à ces tranchées où se passeront ses journées et ses nuits. Je crois entendre au fond de moi la pénétrante mélodie de Mozart, l’air de Figaro faisant ses adieux à Chérubin. Il comprend mon expression et me rassure avec un sourire martial qui le rend charmant. Nous n’avons pas encore parlé de sa mère.

C’est moi qui ai abordé ce sujet au moment où il allait se lever. — Vous êtes, lui ai-je dit, le fils d’une femme à qui j’ai été bien dévoué. Depuis que votre mère n’est plus, j’ai évité Paris avec autant de soin que je le cherchais autrefois. C’étaient son esprit, sa grâce, sa bonté qui me rendaient supportable un monde où je ne trouverais à présent que solitude et ennui. — Je mentais, ou du moins je présentais sous un jour bien faux la tendresse que j’ai sentie pour cette chère morte. Cette affection orageuse n’appartenait guère à l’ordre des sentimens tranquilles qui groupent autour d’une même souveraine quelques courtisans unis entre eux. Elle me rendait odieuse au contraire une société où j’apportais toujours des susceptibilités imprévues, d’étranges et capricieuses jalousies, où j’aurais voulu anéantir ceux-ci, déchirer ceux-là, que je quittais avec des ardeurs, des fatigues, des inquiétudes, dont la seule pensée aujourd’hui m’excite et me lasse encore. — Quoique bien jeune quand j’ai perdu ma mère, m’a-t-il répondu, je me la rappelle comme si elle m’avait embrassé hier au soir. Il n’y a pas un jour où je ne pense à elle. Je serais bien coupable du reste si je n’avais pas la religion de sa mémoire, car je suis bien sûr que j’ai été ce qu’elle a le plus aimé dans sa vie.

J’ai senti à ces derniers mots tout mon sang se soulever dans mes veines, un instant je me suis cru reporté à des temps disparus. Ce violent mouvement s’est apaisé. Je me suis recueilli, j’ai poussé un soupir qui m’a soulagé, et j’ai pu regarder de nouveau cet enfant avec une bienveillance dont je me suis senti heureux. Quand il est parti, je suis resté avec mon lieutenant-colonel et deux des plus anciens officiers de la légion que j’avais engagés à déjeuner. On s’est remis à parler de la guerre, à conter les incidens de la tranchée et à faire en fumant des plans de campagne. Tout en écoutant des yeux mes convives, j’ai remonté le cours de ma vie. Je me suis abandonné sans réserve à ces souvenirs que pendant si longtemps j’ai