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les grandes inquiétudes et de toutes les grandes espérances. Du reste, ce spectacle ne me fut donné qu’un instant. Je vis soudain à la même minute le mourant et celui que je ne sais comment désigner s’affaisser ensemble. Animé alors d’un sentiment plus fort que toutes mes épouvantes, je m’élançai vers eux. La tête du colonel reposait sur la poitrine de Renaud. J’appelai, on déshabilla d’Hectal; son uniforme était plein de sang, il avait à l’endroit du cœur une plaie béante. Quant à moi, je me jetai à genoux, et je ne sentis plus dans mon âme qu’un élan de foi immense. Il me semblait que j’avais assisté à un fait étrange, mais qui n’existait plus, dont l’air que je respirais était en quelque sorte affranchi. Comme cela m’était arrivé tant de fois, j’étais tout simplement en prière auprès de deux cadavres.

« Je passai la nuit tout entière au pied du lit où reposaient ces dépouilles mortelles. Le lendemain, quand il fallut rendre à la terre ce qui lui appartient de nous tous, les docteurs voulurent examiner les morts avant de les livrer aux ensevelisseurs. L’aide-major qui visita la blessure du colonel ne comprit pas comment un homme avait pu vivre un seul instant avec une semblable plaie. Puis ce furent des étonnemens sans fin sur d’autres faits plus inexplicables encore. Personne n’avait vu revenir le colonel, on ne savait comment il avait regagné sa tente. Alors, mon cher ami, en interrogeant des papiers qui me furent confiés, j’appris qu’une tendresse d’une nature toute particulière unissait d’Hectal à Renaud, et je fus comme illuminé d’une croyance que rien ne m’enlèvera. J’ai vu un mort marcher et parler. J’ai contemplé, j’ai touché un corps qui n’était plus qu’un suaire. »

— Je me sens très disposé à partager toutes vos pensées, repartit l’officier. Il y a une devise que depuis longtemps je me suis donnée, et dont je m’efforce d’être digne : « Ne rien nier, et ne rien craindre. »


PAUL DE MOLENES.