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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/784

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scènes de 1812 avec une impassibilité morne qui surprend et attriste. Quelques pages qu’il intitule Récit d’un officier de partisans méritent cependant d’être citées, car elles sont un hommage à l’armée française aussi bien qu’un curieux indice des sentimens qui animaient en 1812 l’armée russe.


« Nous suivions de près l’armée française, et le 22 novembre je fus chargé d’aller balayer la gauche de la route de Vilna avec une centaine de housards de Soumski, un détachement de dragons et une douzaine de Cosaques du Don. Nous devions nous rejoindre dans un petit bourg nommé Ochmiane. Je donnai l’ordre de monter à cheval, et un quart d’heure après nous galopions dans des chemins de traverse. Le temps était à la gelée, mais un peu brumeux et très favorable, comme on le voit, pour la chasse ou la guerre de partisans. Au reste, le passage des Français avait laissé des traces faciles à découvrir : il nous était indiqué par des caisses défoncées, des voitures vides, des cadavres de chevaux, et, ce qui était plus triste, des monceaux d’hommes surpris par le froid et gelés ; mais nous étions tellement habitués à en rencontrer, que nous ne pensions même pas à les éviter lorsqu’ils se trouvaient sous les pieds de nos chevaux. Les traits de ces malheureux exprimaient tous la souffrance, et en les regardant il m’arriva plus d’une fois de penser aux braves citadins qui, chaudement assis dans leurs demeures, ont coutume de dire que les hommes gelés meurent sans douleur. Les malheureux qui gisaient ainsi sur notre chemin avaient dû éprouver des souffrances d’autant plus vives, qu’ils étaient ordinairement dépouillés de leurs habits, étant encore en vie, par les camarades qui les voyaient tomber ; quelques flocons de neige étaient leur seul vêtement. Ceux qui étaient respectés devaient cette faveur aux lambeaux dont ils étaient couverts. La plupart de ces cadavres étaient couchés autour d’un foyer éteint ; il y en avait aussi qui se tenaient encore assis. Nous en trouvions souvent dont les pieds étaient consumés par le feu, ils n’avaient pas eu la force de s’en écarter ; mais celui de tous qui me frappa le plus était le cadavre d’un vieux grenadier. Nous l’apercevons de loin qui nous regarde appuyé sur son fusil ; nous approchons, — il était mort. L’expression de sa figure était affreuse ; il avait les sourcils contractés par la douleur, et semblait encore grincer des dents. C’était du reste un homme superbe, et sur sa poitrine brillait la décoration de la Légion d’honneur. La neige qui s’étendait à ses pieds était rouge de sang ; il aval été blessé. Pendant que nous le regardions, le lieutenant Bronitski et moi, — un de nos volontaires, Kvartchenko, assesseur de collège, qui avait quitté la plume pour l’épée, vint nous rejoindre et s’écria : — C’est dommage en vérité ; au reste il est mort comme un brave, debout et le fusil à la main,

« Mais nous n’avions pas de temps à perdre, et nous repartîmes dans la direction d’un bois. En jetant les yeux de ce côté, nous distinguâmes bientôt deux cosaques, dont l’un se tenait immobile sur la lisière du bois, pendant que l’autre galopait autour de lui en décrivant un arc de cercle de plus en plus grand. Je savais ce que cela voulait dire, et ayant rassemblé mes hommes, je leur commandai de mettre le sabre à la main. Ces précautions prises, nous attendîmes patiemment le dénoûment de la petite scène qui se