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prédisaient la défaite et la chute de Napoléon, on voyait tourbillonner un essaim de Français de l’espèce de ceux qui ne veulent et ne savent, dit M. Mollien, qu’exploiter les événemens à leur profit. La plupart étaient parvenus à se faire leur part dans ce qu’ils appelaient la fortune de Napoléon, mais ils voulaient, quoi qu’il arrivât, mettre cette part en sûreté. Ils partageaient leurs momens et leurs soins entre les agens diplomatiques du dehors, dont ils prenaient les vœux pour des oracles, et les membres de la famille impériale, devant lesquels ils se montraient les plus dévoués serviteurs de la dynastie. M. Mollien rapporte que quelques-uns, dans l’attente de la catastrophe, se persuadèrent que les fonds allaient éprouver une énorme baisse, et, pour s’en assurer les profits, ils vendirent du cinq pour cent au cours le plus bas. Pour ceux-là, la journée d’Iéna fut un rude mécompte. Napoléon ne laissa pas longtemps en suspens cette tourbe d’esprits légers et d’âmes avilies. Le premier coup de canon fut tiré le 8 octobre, et le 14, sur le plateau d’Iéna et dans le vallon d’Auerstaedt, la campagne se termina par la destruction de l’armée prussienne. On les vit tous alors, tant étrangers que Français, se retourner bassement vers Napoléon et lui adresser les hommages qu’ils avaient destinés à son adversaire. Ils s’étaient promis de proclamer le roi de Prusse le vengeur du monde ; c’était Dieu, dirent-ils alors, qui avait armé l’invincible bras de Napoléon pour punir la violation des traités, car ils allèrent fouiller jusque dans les livres saints pour établir que Napoléon était l’instrument des volontés de la Providence. « Ce n’est pas sans raison, dit M. Mollien, qu’on reproche au règne de Napoléon d’avoir produit beaucoup de flatteurs ; mais souvent ceux qui l’encensaient le lendemain d’une victoire avaient la veille été ses détracteurs ; ils louaient sans pudeur, comme ils venaient de calomnier sans mesure ; ils voulaient couvrir aux yeux du vainqueur, par l’affectation de leur enthousiasme pour lui, la trace des vœux que naguère ils formaient contre lui. » Un de ces personnages crut se faire valoir en informant l’empereur de ce que M. Mollien avait dit, après la bataille d’Iéna, qu’il conviendrait d’accorder à la Prusse une paix honorable, et non pas de l’humilier en allant s’établir en maître dans le palais de Berlin. M. Mollien, disait ce sycophante, blâme l’empereur de poursuivre ses conquêtes. « Je n’ai appris le fait que quelque temps après, rapporte M. Mollien ; mais j’ai su que Napoléon n’avait fait qu’en rire, et je pris le même parti[1]. »

Étonné et contrarié, mais non pas déconcerté, de l’agression de la Prusse, Napoléon avait fait ses dispositions avec cet art d’utiliser le temps qu’il possédait mieux que personne. Une partie de son ar-

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 92.