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générosité, je l’assurai que son argent était pieusement employé. Le soldat tenta d’abord de nier le fait; mais mes preuves étaient irrécusables, et il dut se rendre devant elles, en m’engageant à garder scrupuleusement le secret de ma découverte, si je ne voulais pas avoir tué ma poule aux œufs d’or. Il pouvait avoir trente ans environ, et son éducation, ses manières trahissaient un homme fort au-dessus de son état; de plus, il parlait français avec une extrême facilité, et pour un pauvre exilé comme moi c’est une si grande joie de parler et d’entendre la langue du pays, que nous devînmes bientôt inséparables.

Quels malheurs, quel enchaînement de circonstances fatales, avaient conduit au bout du monde, sous le modeste habit de soldat, un homme qui avait reçu tous les dons de la nature et de l’éducation? C’est, hélas! ce qu’une horrible catastrophe m’a appris. Chose étrange! cet homme plein de distinction dans ses goûts et ses manières se livrait à certains jours au vice brutal de l’ivrognerie, et il était venu au sanitarium à la suite d’une attaque de delirium tremens qui l’avait conduit aux portes du tombeau; mais cette leçon sévère de la Providence ne l’avait point guéri d’un funeste penchant, et ses aveux mêmes accusaient les combats d’une pauvre âme que les consolations de la religion ne protégeaient pas contre un poignant souvenir.

— En présence d’un passé que je ne puis chasser de ma mémoire, me disait-il la mort dans l’âme, prêt à céder à la tentation d’en finir avec un horrible supplice, l’ignominie de l’ivresse est mon dernier refuge contre l’idée fixe du suicide.

La parole de Dieu eût seule pu guérir ces cruelles blessures; mais nos croyances étaient différentes, s’il avait une croyance, et je ne pouvais que demander au ciel qu’il me donnât la grâce de ramener à lui cette brebis égarée. Cette grâce me fut refusée, quoique jamais prières plus ardentes, même au lit de mort de ma mère, ne fussent sorties de ma bouche. Je m’attachai à cet homme comme un père peut s’attacher à son enfant. Chaque jour me révélait en lui de nouvelles qualités; lui-même, malgré ses dehors froids, me témoignait la plus touchante affection. Toutes les soirées, nous les passions ensemble; en un mot, sa présence éclairait d’un rayon divin ma pauvre vie, dont les plus heureux souvenirs sont sans contredit les six mois qu’il a passés près de moi. La saison d’hiver était arrivée, les convalescens allaient redescendre dans la plaine, et lorsque nous nous séparâmes, il me dit qu’il n’avait point oublié la coutume française de faire au premier jour de l’an un cadeau à ses amis, et qu’il me demandait la permission de me donner mes étrennes. Le 1er janvier en effet, je recevais les riches ornemens d’église et le beau tableau