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SIR ROBERT PEEL.

d’égoïsme, de sincérité et de mensonge, d’élévation et de grossièreté, de vanité et de grandeur, qui se peuvent allier dans le cœur et la vie de l’homme ! O’Connell, s’il eût vécu, eût vu toute l’Angleterre, parlement et peuple, saisis pour l’Irlande d’une compassion pleine d’un secret remords, et jetant à pleines mains pour la soulager leurs richesses, leur zèle et leurs lumières. C’est l’honneur de la civilisation chrétienne d’avoir fait pénétrer le repentir jusque dans l’âme des nations ; l’Angleterre s’est repentie d’avoir opprimé l’Irlande ; l’Europe s’est repentie d’avoir pratiqué l’esclavage. L’antiquité païenne n’a point connu ces réveils de la conscience publique, ces illuminations morales qui changent soudain le fond des cœurs et bientôt l’état des sociétés. Tacite n’a su que déplorer la chute des anciennes vertus de Rome, et Marc-Aurèle que s’enfermer tristement dans l’isolement stoïque du sage ; rien n’indique que ces âmes supérieures aient seulement soupçonné les grands crimes de leur état social dans ses plus beaux jours et aspiré à les réformer. Le monde chrétien voit, d’époque en époque, s’élever sur son horizon des vérités et des vertus nouvelles qui lui révèlent à la fois sa grandeur et ses fautes, et le rajeunissent en l’épurant. Avant même qu’O’Connell les lui demandât, l’Angleterre se sentit obligée, envers l’Irlande, à ces actes de munificence énorme qui pouvaient seuls, sinon réparer, du moins expier ses torts séculaires ; le parlement n’était pas encore ouvert, et déjà d’immenses travaux publics étaient ordonnés et entrepris en Irlande, travaux mal conçus, la plupart sans utilité, sans but, véritables ateliers nationaux, bons seulement à donner momentanément du pain à des multitudes affamées et à manifester la sollicitude du pouvoir. Dans le mois de janvier 1847, cinq cent mille ouvriers étaient ainsi employés en Irlande, gagnant chacun, dit-on, à peu près de quoi suffire à la subsistance de quatre personnes, en tout deux millions d’individus officiellement nourris, et le 25 janvier, au moment où lord John Russell prenait la parole à ce sujet, la dépense du mois s’élevait déjà à plus de 700 000 livres sterling (17 500 000 francs)[1]. Le parlement, en essayant de régler un peu mieux l’objet et la surveillance de ces travaux, décida que la dépense ne pèserait pas sur l’Irlande seule, et que l’Angleterre en prendrait la moitié à sa charge. Des sommes considérables furent avancées aux propriétaires irlandais pour l’achat des semences, pour le drainage de leurs terres, pour le défrichement des landes. On leur imposa en revanche le pesant fardeau de la loi des pauvres, auquel

  1. Dans le mois de février suivant, le nombre des ouvriers ainsi employés fut, du 1er au 6 février, de 615 055 ; — du 6 au 13, de 655 715 ; — du 13 au 20, de 668 749 ; — du 20 au 27, de 708 228.— La dépense totale du mois s’éleva à 944 141 livres sterling (23 603 526 fr.)