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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/117

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doute pas prêté des sentimens chrétiens à des personnages païens, si la philosophie de Nicole ne l’eût engagé à son insu dans cette voie singulière. Pour l’église, cette transformation est presque une hérésie. Supposer que la Grèce héroïque a pu deviner ou entrevoir la doctrine de l’Evangile, c’est porter atteinte à l’autorité de la révélation. La philosophie de Nicole, en présentant sous une forme scientifique la morale évangélique, effaçait, aux yeux du poète, la différence qui sépare les païens et les chrétiens, car il est dans la nature de toute philosophie vraiment digne de ce nom de dominer les temps. Pour elle, tous les hommes sont animés des mêmes passions, pourvus de facultés pareilles, quoique inégales. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un poète formé par un tel enseignement prenne peu de souci du côté local et historique, et s’attache de préférence à l’expression des sentimens éternels.

Trouver dans les comédies de Molière le souvenir et l’empreinte des leçons de Gassendi n’est pas chose malaisée, pour peu qu’on ait étudié la doctrine d’Épicure ailleurs que dans les chansons du Caveau. Qu’est-ce en effet que cette doctrine, sinon le bonheur comme but, et la modération comme moyen ? Eh bien! n’y a-t-il pas dans presque toutes les comédies de Molière un personnage qui recommande la modération non-seulement dans l’usage des sens, mais dans l’usage de la raison? Quelle parenté plus évidente peut-on souhaiter entre Gassendi et son élève? N’est-ce pas la doctrine d’Épicure dans ce qu’elle a de plus élevé? Le bonheur ne vient qu’après le devoir dans la vraie philosophie; mais subordonner la possession du bonheur à l’emploi modéré de toutes nos facultés, n’est-ce pas se rapprocher de la vérité? Et dans le milieu où vivent les personnages de Molière, cette vérité incomplète ne doit-elle pas s’appeler sagesse? La doctrine d’Épicure, exposée par Gassendi, s’accorde manifestement avec le Misanthrope.


Pour juger avec équité l’état du théâtre français au XVIIIe siècle, il ne faut pas se renfermer dans les questions purement littéraires. Concentrer son attention sur les principes de la beauté serait le plus sûr moyen de méconnaître les mérites qui se rencontrent dans ces œuvres, trop vantées il y a cinquante ans, et plus tard trop décriées. Le XVIIIe siècle est un siècle de lutte : en parlant des compositions poétiques achevées entre la mort de Louis XIV et la convocation des états-généraux, ne l’oublions jamais. Il s’agissait alors de faire pour la liberté politique, pour l’égalité civile, ce que la réforme avait fait pour la liberté religieuse. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer, si l’on veut prononcer un jugement impartial. Dans le développement historique de la France, le XVIIIe siècle tient une place