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capitulations qu’elle avait elle-même consentis à l’égard des Roumains, avait ouvert la voie à la puissante influence de la Russie dans les principautés du Danube, a inauguré depuis plusieurs années un système plus conforme aux intérêts qu’elle a en commun avec ces provinces. Malgré des fautes et des tâtonnemens inévitables, elle a reconquis sur les bords du Pruth et du Danube la place qui lui appartient dans les sentimens des populations roumaines, et qu’il importe à l’Europe de lui voir conserver. En rappelant naguère au pouvoir Alexandre Ghika, qui pendant un règne de huit années avait mérité l’estime et l’attachement de ses compatriotes, la Sublime-Porte a réparé une erreur qui a eu pour elle-même et pour les principautés de graves et cruelles conséquences. Elle déclare ainsi au monde qu’elle entend fermer les plaies de la Valachie et y faire triompher l’antique union de l’autonomie avec le trône des sultans[1].

Pour avoir voulu changer en instrument de domination et de suprématie égoïste et menaçante pour le reste de l’Europe une protection accueillie à ses débuts avec faveur, et qui a produit d’abord des résultats qu’il serait injuste de méconnaître, la Russie a perdu dans les provinces danubiennes une influence politique considérable. L’Autriche, qui n’est intervenue qu’à de rares intervalles au-delà des Carpathes, mais dont la domination dans la Petite-Valachie n’avait laissé que de pénibles souvenirs, aurait pu conquérir sur le Bas-Danube une position très avantageuse, si elle eût su ou pu

  1. Une seule fois depuis 1834, il s’est rencontré dans les principautés un hospodar qui a été véritablement le représentant de la Porte-Ottomane tel que les puissances occidentales pouvaient le désirer, et le vassal du sultan fut sacrifié après une faible résistance du divan : ce fut le prince Alexandre Ghika, frère de l’illustre hospodar Grégoire Ghika, dont l’administration a laissé de si profonds souvenirs en Valachie. Alexandre Ghika avait été élevé à la principauté par l’influence de la Russie, alors toute-puissante dans les provinces danubiennes et en Orient ; mais, une fois nommé hospodar, il voulut exercer dans leur plénitude les pouvoirs qui lui avaient été remis. Il résista aux empiètemens des agens russes et se montra avant tout un prince national et plein de patriotisme. Alexandre Ghika n’eut qu’une passion noble, mais funeste à sa fortune politique, — la passion de son pays et des droits de la dignité dont il était revêtu ; il persista dans une voie qui lui fera éternellement honneur, mais qui le conduisit à sa chute ; il osa prendre au sérieux la quasi-souveraineté qui lui avait été confiée, quand ceux qui la lui avaient conférée ne voulaient lui en laisser que l’ombre et le titre. Ni les amitiés qui unissaient Alexandre Ghika à quelques-uns des personnages les plus haut placés en Russie et les plus respectables, ni les conseils du commissaire russe Du Hamel, inspirés par un intérêt sincère et par une parfaite connaissance des hommes et des choses, ne purent l’amener à transiger avec ses droits et à préférer une autorité dont on ne lui laissait que les apparences, mais qui aurait pu lui fournir de riches compensations. Il ne voulut pas non plus prêter l’oreille à des suggestions qui venaient de personnes très autorisées, et qui l’avaient invité à ne pas sacrifier le soin de sa fortune particulière aux préoccupations du prince et du patriote. Alexandre Ghika tomba, mais en emportant les regrets de tous ses concitoyens et l’estime de ceux même qui l’avaient renversé. On comprend maintenant quelle signification a sa rentrée au pouvoir.