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que membre de l’état la souveraineté, il voyait bien que plus il y avait de membres de l’état, c’est-à-dire plus il y avait de gouvernans, moins la souveraineté avait de valeur pour chacun. « Supposons, dit Rousseau, que l’état soit composé de dix mille citoyens[1] : le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps ; mais chaque particulier, en qualité de sujet, est considéré comme un individu. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à un, c’est-à-dire que chaque membre de l’état n’a pour sa part que la dix millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas, et chacun porte également tout l’empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d’influence dans la rédaction de ces lois. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D’où il suit que plus l’état s’agrandit, plus la liberté diminue. » Si dans un état de cent mille hommes c’est déjà bien peu de chose de n’être souverain que pour un cent millième, qu’est-ce, je le demande, que de ne l’être que pour un trente-cinq millionième dans un état de trente-cinq millions d’âmes ?

Ici Rousseau confond évidemment la souveraineté et la liberté, ce qui est encore une idée tout à fait antique. Dans l’antiquité en effet le citoyen n’était libre que s’il était souverain, et il en est ainsi dans tous les pays et dans tous les temps qui admettent la souveraineté absolue de l’état. Comme tous les droits émanent de l’état, l’individu alors n’a que les droits que l’état lui concède. Il en est tout autrement dans les temps et dans les pays qui croient que l’homme a des droits individuels qu’il tient de Dieu, et qui sont supérieurs à toutes les lois et à tous les gouvernemens. Là on peut être libre sans être souverain, là on a une volonté et une liberté autrement qu’en participation avec l’état, là l’état peut s’agrandir sans que l’individu diminue ; là enfin ma liberté, quand je la tiens de Dieu et de moi, et non point de l’état, est la même en face de dix millions de citoyens qu’en face de dix mille.

Non-seulement dans les petits états on sent qu’on est souverain, au lieu de sentir seulement qu’on est sujet ; mais les petits états sont aussi, selon Jean-Jacques Rousseau, plus forts que les grands[2]. Selon qu’un état est grand ou petit, il doit aussi avoir une forme différente de gouvernement. « Si dans les différens états, dit Jean--

  1. Ce nombre de dix mille citoyens est le nombre fixé dans la République de Platon. Livre III, ch. 1er.
  2. « Comme la nature, dit-il, a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géans ou des nains, il y a de même, eu égard à la constitution d’un état, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique un maximum de forces qu’il ne saurait passer et duquel souvent il s’éloigne à force de s’agrandir. Plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit état est proportionnellement plus fort qu’un grand. » Liv. II, ch. 9.