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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/292

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crifier tout cela à la société, à la loi, à la volonté générale. Il laisse s’étendre et s’épanouir en moi toutes les affections humaines, et quand elles font la joie et le charme de ma vie, il m’ordonne de les immoler. Le couvent, mieux avisé, dépouille et anéantit la victime par l’humilité, par la pauvreté et par la continence ; il la prend ainsi dénuée ou sanctifiée. L’état au contraire me donne tout pour tout me reprendre, et il ne veut pas même que je murmure. Il ne veut pas que Camille pleure son fiancé, parce que, ce fiancé étant ennemi de Rome, Camille devait l’immoler à Rome, si Camille avait eu l’âme romaine ; mais quoi ! Camille n’avait, comme Curiace, qu’une âme humaine : elle a pleuré son amant, elle a maudit Rome. La patrie la condamne, et son frère, grand citoyen, la tue ; mais tous ceux qui préfèrent les émotions de l’âme humaine à la volonté générale, tous ceux qui mettent les droits légitimes de l’individu au-dessus des droits de l’état, plaignent Camille et l’excusent. Humanior hujus unius feminœ affectus quam universi populi romani fuisse videtur, dit saint Augustin[1]. Je préfère la douleur de cette femme à la volonté du peuple romain, parce que sa douleur est humaine[2]

L’état et le législateur de Rousseau ont, comme nous le voyons, dans le passé, des modèles dont il ne se doutait pas, c’est-à-dire les couvens et les chefs d’ordre. Ils ont eu, après Rousseau, des disciples qui les ont à jamais discrédités. Ces disciples sont Robespierre et Saint-Just.

Quand Rousseau exigeait du citoyen ce dépouillement et cette désappropriation qui le font ressembler au moine des couvens les plus sévères, il avait l’air d’exiger ces sacrifices d’une volonté libre : en cela encore, son citoyen ressemblait au moine, et il abdiquait volontairement sa volonté. Robespierre et Saint-Just veu|lent}}

  1. Cité de Dieu, liv. III, ch. 14.
  2. « Quæso, ab humano impetremus affectu ut femina sponsum suum a fratre suo peremptum sine crimine fleverit. » (Cité de Dieu, livre III, ibid.) On voit que les beaux vers de Corneille dans le rôle de Curiace :

    Et je rends grâce au ciel de n’être pas Romain,
    Pour conserver encor quelque chose d’humain,

    viennent de saint Augustin. L’idée même du personnage de Camille et cette opposition de la douleur d’une femme au fanatisme patriotique viennent aussi de saint Augustin. Corneille, en poète dramatique, a ajouté la passion de l’amante à la douleur de la fiancée, afin de rendre le contraste plus fort et plus touchant. Est-ce à dire que Corneille, en faisant la tragédie d’Horace, ait imité saint Augustin ? Non, il l’a imité ou plutôt il s’en est inspiré sans le savoir peut-être. Au XVIIe siècle, on lisait beaucoup saint Augustin, et ses idées se répandant dans le monde, le poète les prenait dans l’esprit général du temps, sans avoir besoin de les chercher dans les œuvres de saint Augustin.