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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/294

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IV.

J’ai expliqué comment l’histoire, en France surtout, avait créé l’unité de l’état et comment elle avait successivement supprimé les diversités infinies qui rompaient cette unité, les principautés féodales, les provinces, les ordres et les rangs. Rousseau, dans le Contrat social, ne s’appuie point sur l’histoire pour créer l’unité de l’état, il ne s’appuie que sur la logique ; mais quelle que soit la méthode que suive la doctrine de l’unité de l’état, soit l’histoire, soit la logique, il est impossible que cette doctrine, après avoir supprimé toutes les diversités, n’arrive point à une dernière diversité qui lui sert d’obstacle, je veux dire l’impérissable diversité de l’individu. L’histoire respecte cette diversité, car nous voyons partout dans l’histoire depuis cinquante ans des chartes et des lois qui consacrent les droits des individus, la liberté individuelle, la propriété, la liberté de conscience. Plus hardie que l’histoire, la logique dans le Contrat social ne s’arrête pas à cette dernière et suprême diversité que l’individu oppose à l’unité de l’état ; elle veut la supprimer, et c’est le caractère de toutes les constitutions émanées du Contrat social de mépriser absolument l’individu et de nier tous les droits qui lui appartiennent. « La révolution, disait Saint-Just, nous conduit à reconnaître ce principe, que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. »

Curieuse inconséquence de l’Émile au Contrat social ! La mauvaise philosophie du XVIIIe siècle avait supprimé Dieu ; la création, examinée de près par quelques docteurs d’athéisme, n’avait plus de créateur ; tout s’effaçait et se confondait dans je ne sais quel matérialisme plus ou moins bien expliqué par la sagesse du siècle ; l’homme n’était plus qu’une chose, et Dieu n’était rien. Mais voici que tout à coup le vicaire savoyard, aux rayons du soleil levant qui dore les montagnes de la Savoie, en face d’un jeune homme qu’il s’agit de sauver des doctrines désolantes du temps, retrouve Dieu, non pas un Dieu confondu dans la nature, mais un Dieu vivant et personnel, le Dieu qui est mon créateur et mon père, et qui n’est pas seulement le centre et le milieu des existences infinies de la création. Pourquoi donc, ô grand homme, ôtez-vous à l’homme dans le Contrat social cette personnalité que vous avez rendue à Dieu dans l’Émile ? Vous ne voulez pas que l’un s’absorbe dans le monde ; pourquoi voulez-vous que l’autre s’absorbe dans l’état ? La personnalité divine et la personnalité humaine tiennent l’une à l’autre par des liens étroits. Dieu et l’individu se garantissent mutuellement, si j’ose parler ainsi. Mystère admirable de la Providence ! Il a plu à Dieu de créer l’homme