Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ait pas eu de guerres civiles et de dissensions intestines parmi les hommes avant la maxime : Reddite quæ sunt Cesaris Cesari et quæ sunt Dei Deo ? Les Grecs dans la guerre du Péloponèse, et les Romains sous Marius et Sylla, sous César et Pompée, sous Octave et Antoine, ne connaissaient pas la séparation du système théologique du système politique ; ils ne s’en déchiraient pas moins ; l’unité de l’état ne faisait point l’union des citoyens. Rousseau cependant croit que tout le mal est dans la séparation du temporel et du spirituel. « De tous les auteurs chrétiens, dit-il, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais état ni gouvernement ne sera bien constitué. » Voilà le système complet des religions d’état.

Tout le monde sait que ce système n’est pas une théorie qui ne vive que dans les livres. Il y a de grands états qui l’ont adopté et qui le pratiquent avec plus ou moins de rigueur. Dans les états protestans, l’église fait corps avec l’état, et le chef de l’état est aussi le chef de l’église. César et le pape ne font qu’un. Telle est l’Angleterre ; mais en Angleterre heureusement le sentiment de la liberté individuelle a vaincu l’unité religieuse de l’état, et les dissenters ont sauvé la liberté de conscience. En Prusse même loi : l’église et l’état ne font qu’un ; mais le goût et le respect de l’étude ont vaincu en Prusse aussi l’unité religieuse de l’état. Il faut venir en Russie pour trouver le système des religions d’état pratiqué sans scrupule et sans hésitation. Là l’empereur est pape, là l’église est incorporée et asservie à l’état ; là enfin quiconque abandonne la religion de l’état pour se faire catholique ou protestant perd la jouissance de ses biens et la tutelle de ses enfans, et quiconque essaie de faire des prosélytes et « d’entraîner des orthodoxes dans une autre confession chrétienne » est puni de l’emprisonnement ou du fouet, ou envoyé en Sibérie. Ne croyez pas qu’en proscrivant ainsi la liberté de conscience, la loi russe ait seulement suivi le penchant du despotisme : elle a suivi la logique du Contrat social. L’homme en effet qui n’adopte pas la religion de l’état doit, selon le Contrat social, être « banni non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. » Heureuse distinction qui met à l’aise la conscience de Rousseau ! dans le converti à une autre religion que celle de l’état, il ne punit pas l’apostat, mais le rebelle ; il respecte le prosélyte, il frappe le mauvais citoyen. L’auteur du Contrat social pousse en vérité cette distinction jusqu’à la naïveté, quand il condamne hardiment ce qu’il appelle l’intolérance théologique. Il fait même de l’extinction de l’intolérance théologique un des dogmes de son état.