d’Homère, aux furies et à Cerbère, ils ont été tout près de ne plus croire à la vie à venir. C’est en vain que les philosophes leur disaient d’y croire sans images et sans symboles. L’esprit humain ne comporte pas cette simplicité, ou bien il la pousse jusqu’au néant. Vous lui donnez à croire un mystère sous la forme d’une abstraction ; il ne croit plus à rien : où vous simplifiez, il détruit. C’est là une des plus grandes difficultés de la religion civile : elle a ses mystères, comme toutes les autres religions, et de ce côté elle ne se prête pas mieux au raisonnement ; mais elle veut donner à ses mystères une forme raisonnable, et par là elle les détruit. L’homme ne croit à l’incroyable que sous la forme du merveilleux.
Infatué qu’il est de sa religion civile, de cette religion dont il croit avoir retranché tous les mystères, parce qu’il n’y a laissé, pour ainsi dire, que les plus grands, Rousseau critique vivement le christianisme. Le premier reproche qu’il lui fait est, nous l’avons vu, de détruire l’unité de l’état en séparant le système théologique du système politique. Cette séparation au contraire a, selon nous, établi sur un fondement indestructible l’indépendance de l’âme humaine. Le second reproche est d’être contraire à l’esprit de l’ordre social. Déjà Bayle avait dit que de véritables chrétiens ne formeraient pas un état qui pût subsister, et Montesquieu, combattant Bayle, avait soutenu avec grande raison que de véritables chrétiens formeraient un état puissant et durable. « Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très grand zèle pour les remplir ; plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Ces principes bien gravés dans le cœur seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et cette crainte servile des états despotiques[1]. » Rousseau, reprenant la thèse de Bayle, contredit Montesquieu. Une société de vrais chrétiens ne serait pas, selon Rousseau, une société d’hommes ; elle pécherait par sa perfection même. « Chacun, dit-il, remplirait son devoir ; le peuple serait soumis aux lois ; les chefs seraient justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort ; il n’y aurait ni vanité ni luxe. Tout cela est fort bien ; mais voyons plus loin. » Pourquoi voir plus loin ? Je m’accommoderais fort aisément d’abord de voir une société ainsi faite. L’histoire ne nous montre pas encore d’état qui ait péri par sa perfection même. D’où vient donc que Rousseau croit à la chute inévitable d’une société de vrais chrétiens ? C’est qu’à ses yeux le chrétien est indifférent : « il fait son devoir, il est vrai ; mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou le mauvais succès de ses soins. » Non, le chrétien est résigné aux malheurs qu’il éprouve ; mais il
- ↑ Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. 6.