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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/314

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Philippe Duverney, n’est-ce pas ? dit Laure.

— Oui.

— Il vous aime, lui aussi ; je m’en suis aperçue à ses rudes conseils, à la rareté de ses éloges, à ses âpres remontrances.

— Oh ! il ne me les épargne pas ; mais ce sont de ces coups de fouet qui stimulent l’ardeur comme les breuvages amers qui rendent l’énergie aux estomacs affadis par les boissons sucrées ; on sent une main amie sous l’impétuosité du blâme. Eh bien ! lui seul peut-être se doute de ce que j’éprouve, mais il n’en devine pas encore toute la vivacité.

— Qu’est-ce donc ?

— Rien et tout. Vous me dites que j’ai du talent : je le crois, je le sens, et pourquoi ne le dirais-je pas avec une franchise entière ? je le sens plus encore peut-être que je n’en conviens ; mais de là vient mon supplice.

— Je ne vous comprends plus.

— Oh ! vous allez me comprendre. Ce talent qu’on m’accorde, que j’ai en germe, qu’est-ce ? Une faculté heureuse ; il ne serait réel et vigoureux qu’à la condition d’y joindre le travail, la recherche, l’étude patiente et longue. On me loue pour des qualités d’exécution qui ne mériteraient même pas qu’on y prît garde ; mais le reste, ce qui est à moi, ce que j’ai pu y mettre de ma substance, le voit-on ? Et cependant là est la véritable force de l’artiste, la chose par laquelle il crée… et par laquelle il survit. Ah ! qu’on le verrait bien vite, si j’avais le temps de creuser ce que j’ébauche !

— Que ne le prenez-vous ?

— Et le puis-je ? Il faut vivre. Comme un laboureur imprudent, je fauche les gerbes avant que le soleil ait mûri l’épi. Comprenez-vous à présent ? Il me vient des rages solitaires en comparant ce que je fais à ce que je pourrais faire, si le besoin ne m’aiguillonnait pas.

— Ce besoin, Maurice, est-il un besoin ?

— Oh ! je serai sincère avec vous !… Si je rompais avec le monde, si je m’enfermais dans une solitude profonde, si je vivais entre une toile et ma palette, peut-être acquerrais-je ce qui me manque ; mais au prix de quelles privations !… N’ai-je pas mon passé dont je me souviens, et n’ai-je pas sucé avec le lait des habitudes de vie élégante qui me montent à la tête comme ces bouffées du vent d’avril qui mettent les forêts en rumeur et les remplissent de chants d’oiseau ?

Laure courba son front entre ses mains. Si Maurice l’avait regardée, peut-être aurait-il découvert une grosse larme suspendue à ses cils ; mais il ne la vit pas.

— Vous l’avouerai-je ? reprit-il avec une âpre véhémence, j’ai