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LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

histoire ; l’Angleterre des Bretons et des Saxons, l’Angleterre de Chatam et de Pitt, l’Angleterre agricole qui avait perdu l’Amérique, mais qui avait soutenu quinze ans la guerre contre Napoléon ; l’Angleterre qui ne voulait pas devenir une grande usine, mais qui voulait conserver quelques-unes de ces riches campagnes qu’elle cultive si bien et de ces vertes prairies qu’elle aime tant.

Ceci nous ramène à la question littéraire. De même que l’intérêt des ouvriers était en présence de l’Angleterre agricole, cette poésie politique qui s’introduisait d’une manière si imprévue était en contraste complet avec la poésie de la vie champêtre, si féconde en Angleterre. Il y a dans le poème de l’Excursion, de Wordsworth, une belle page sur les solitudes de la campagne, qui perdent sans cesse du terrain et reculent devant des villages devenus en vingt ans des villes immenses. Toutes les richesses que représentent ces maisons accumulées, ces grandes fabriques, ces fourneaux qui ne s’éteignent jamais, ne rassurent pas le poète philosophe, le fils de la vieille Angleterre des comtés ; une inquiétude confuse qui se glisse dans son cœur lui inspire des vers qui peuvent être mis au rang de ses meilleurs. Nous avons dans les poètes des pauvres la contrepartie de ces méditations champêtres et solitaires : c’est la poésie de Sheffield et de Manchester opposée à celle des lacs.

Elliott doit presque toute sa réputation à son poème du Ranter et aux Corn-Law Rhymes. Le premier est un sermon en vers ; il est tout rempli des sentimens d’un christianisme radical. La composition n’en est pas assez remarquable pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Quant aux Corn-Law Rhymes, on suppose bien sans doute que des chansons politiques perdent beaucoup de leur intérêt quand les temps sont changés. Aujourd’hui que le blé entre librement dans les ports d’Angleterre, les poésies d’Elliott sont devenues des refrains de l’ancien régime, et le vote des chambres qui abolit les lois des céréales abolit en quelque sorte du même coup les chansons d’Elliott.

Toutefois, si l’objet politique des Corn-Law Rhymes n’a plus le même intérêt, ce qui en a toujours, ce qui doit survivre aux débats dont elles furent un épisode, c’est l’image de la pauvreté dont le poète s’était fait l’avocat. Comme œuvre de circonstance, les poésies d’Elliott doivent vieillir ; comme témoignage de souffrances, de courage, de passions politiques, comme expression d’un certain état social, elles vivent encore, et il est bon d’y revenir. La vie et les œuvres d’Elliott n’auraient pas beaucoup de sens pour nous, si l’on n’y trouvait un certain pauvre dont quelques traits sont déjà dans Bamford, mais qui est ici plus complet, plus vivant, plus agissant.

Elliott a ceci de particulier, qu’il oppose sans cesse à la peinture de la pauvreté l’image d’une certaine richesse dont il est l’ennemi.