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pres actes et de ses propres paroles, brisant avec le passé sans indifférence cynique, bravant l’avenir sans hardiesse aventureuse, uniquement dominé par le désir de satisfaire aux nécessités du présent et de se faire honneur en tirant son pays de péril ou d’embarras. Il fut ainsi tour à tour conservateur et réformateur, tory, whig et presque radical, impopulaire et populaire, usant avec la même ardeur sa force, tantôt dans une résistance obstinée, tantôt dans des concessions peut-être excessives, plus sage que prévoyant, plus courageux que ferme, mais toujours sincère, patriote, et merveilleusement approprié, dans une époque de transition comme la nôtre, au gouvernement de la société moderne telle qu’elle est devenue et qu’elle dvient de plus en plus, en Angleterre comme ailleurs, sous l’empire des principes et des sentimens, encore confus, perplexes et obscurs, mais essentiellement démocratiques, qui fermentent en Europe depuis quinze siècles et y remportent de nos jours des victoires dont personne ne saurait dire encore quel sera le vrai et dernier résultat.

J’ai confiance. Pourtant voici mon inquiétude. La démocratie a un grave défaut ; elle aspire passionnément à dominer seule, et quand elle est forte, elle se livre aveuglément à sa passion. À en juger par l’histoire du monde, c’est de toutes les puissances sociales celle qui admet le moins des limites et un partage. Mises à l’épreuve, la monarchie et l’aristocratie ont su l’une et l’autre, en Angleterre surtout, se limiter et faire à d’autres droits, à d’autres forces, leur place et leur part. La démocratie le saura-t-elle ? Reconnaîtra-t-elle des pouvoirs autres que le sien et des nécessités contraires à ses désirs ? Grande et périlleuse question qui reste encore en suspens et qui doit fortement préoccuper les bons esprits et les honnêtes gens. Le temps la résoudra. J’espère qu’il la résoudra à l’honneur des gouvernemens libres et de l’humanité.

Guizot.
Val-Richer, août 1856.