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contre l’imitation pure. En produisant comme dernier argument les destinées de l’art grec, je crois avoir dessillé les yeux de tous les hommes de bonne foi. Malheureusement la foule se méprend sur le vrai caractère de la statuaire : elle oublie ou plutôt elle ignore que c’est le plus idéal de tous les arts, et cherche dans le marbre la forme réelle, que nos mœurs dérobent aux regards. Une figure qui éveille les appétits sensuels lui paraît volontiers une œuvre accomplie. Or, si le désir accompagne parfois le sentiment de la beauté, il ne saurait se confondre avec lui. L’admiration pure est une émotion désintéressée. S’il en était autrement, la Vénus Callipyge du musée de Naples serait supérieure à la Vénus de Milo, car elle parle aux sens bien plus vivement que la figure attribuée à Polyclète. L’expression de la forme telle que la conçoit, telle que la veut la foule, ferait de la statuaire le plus prosaïque de tous les arts. Par l’étude de l’histoire, par l’étude des musées, les esprits cultivés arriveront sans peine à reconnaître la méprise de la foule ; pour beaucoup d’entre eux, c’est déjà chose faite. Quant à ceux qui prétendent tout deviner, qui ne veulent interroger ni l’histoire ni les musées, je n’essaierai pas de leur montrer qu’ils se trompent en cherchant dans le marbre le modelé vivant tout entier, avec toutes ses imperfections. Qu’ils se glorifient de leur ignorance, qu’ils ne comprennent pas l’intervention de la pensée dans les arts du dessin et s’en vantent, je ne m’en étonnerai pas. Si le Bien et le vrai ne sont pas nettement aperçus par toutes les intelligences, le beau est encore d’une perception plus difficile et plus rare. Quand on l’a une fois entrevu et qu’on veut en jouir, il faut s’appliquer à développer tour à tour la pénétration de son regard et la sagacité de sa pensée. À ce prix, on achète de grandes joies, mais à ce prix seulement les plus belles œuvres perdent la moitié de leur valeur pour les spectateurs qui n’ont pas cultivé le sentiment de la beauté. Les intelligences paresseuses ne sauront jamais ce que vaut Phidias.


GUSTAVE PLANCHE.