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grand-seigneur. Son regard annonce la volonté. On comprend l’ardeur aventureuse que cet homme communique à ses montagnards quand il les pousse contre le Turc.

Je le vis bientôt rendant la justice. Le tribunal, c’est le chemin ; l’horloge, c’est le soleil ; le siège, c’est la première grosse pierre venue, à moins qu’un voisin n’apporte un escabeau. Les défenseurs d’office sont pris parmi les gens qui suivent le prince, sénateurs ou non. Ce jour-là, deux hommes se présentèrent d’un air suppliant. Le prince s’arrêta, les considéra, s’assit au bord de la route sur un petit tertre, fit allumer son chibouque et écouta. Durant toute la dispute, sa figure resta impassible. Après une heure de débats, comme le crépuscule se répandait par-delà les monts, il décida du juste et de l’injuste. Ce que j’admirai, ce fut la soumission avec laquelle les deux parties acceptèrent la sentence : il semblait que Dieu même eût prononcé. Le prince reprit sa promenade, et joua de nouveau avec un superbe naturel son rôle de héros de légende.

Danilo a vingt-neuf ans. Il règne depuis quatre ans. C’est le 31 octobre 1851 qu’est mort le vladika Pierre Pétrovich Niegosch, dans une des chambres du monastère où siégeaient, depuis longues années, les princes-évêques du Monténégro. La veille de sa mort, les principaux chefs monténégrins étaient réunis à son chevet. « J’ai fait, dit-il, trois copies de mon testament ; la première est à Vienne, la seconde à Saint-Pétersbourg, la troisième à Raguse. Je vous avise que j’ai choisi pour mon successeur mon neveu Danilo, le même que j’ai envoyé à Vienne pour achever son éducation. Je prononce l’anathème contre celui qui manquerait à mes dernières volontés. Je veux que mon testament soit lu à tous les chefs du pays, assemblés solennellement à Cétigné. » Le prince-évêque ayant expiré, le sénat chargea deux périanigs (sénateurs) de chercher à Raguse, au consulat de Russie, le contenu du testament. En même temps, deux cents députés des hameaux et villages monténégrins descendirent de leurs rochers ; ils attendirent dans la plaine de Cétigné. Quand les envoyés furent de retour, le secrétaire Milakovitch leur lut à haute voix le testament. Pero Tomaso Pétrovitch, frère du prince défunt, fut nommé gouverneur jusqu’à l’arrivée de Danilo. Tous les députés s’inclinèrent devant les volontés du dernier vladika, et ils s’en firent les messagers par toute la contrée.

La première jeunesse de Danielo s’était passée dans le vagabondage à travers les montagnes du pays, et sans doute il s’était aventuré plus d’une fois dans les luttes si fréquentes contre le Turc. Cette vie nomade lui valut une connaissance parfaite des mœurs, du caractère, des qualités et des défauts des Monténégrins, ses compagnons d’alors qui devaient devenir ses sujets. À vingt ans, la culture de son esprit se bornait à l’histoire et aux légendes du pays, aux