Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/665

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À cette prévision exprimée avec calme, le prince devint d’une pâleur blême, ses yeux s’animèrent d’un feu fébrile, et, n’étant plus maître de lui, il éclata en paroles passionnées. — Eh quoi ! s’écria-t-il, cela pourrait arriver, cela, sans plus de concessions ? On pourrait décider que nous, Monténégrins, nous sommes Turcs, que les pachas sont nos maîtres, qu’ils peuvent impunément exercer sur nous leurs anciennes vengeances, et cette dépendance même nous interdirait de répondre à leur haine autrement que par la soumission et la honte !… Alors, dit-il avec une tranquillité énergique, c’est pour nous tous une mort assurée. Nos montagnes retentiront des chansons de la mort ; ce sera le dernier soupir du pays. Jamais ceux qui sont nés au Monténégro, qui y respirent, ne voudront subir cet outrage. Ils défendront jusqu’à la dernière les cimes de leurs montagnes ; ils seront tués, les armes à la main, jusqu’au dernier, et Dieu veuille que ce dernier soit leur prince !

Danilo se tut, et il se fit dans la petite chambre, vaguement éclairée, un de ces silences profonds qui, à certains intervalles de certaines discussions, sont plus éloquens que toute parole. Peu à peu cependant la conversation se ranima et s’acheva sur un ton plus modéré, ce qui permit au prince monténégrin de sortir autrement que comme un tragédien qui regagne la coulisse après un mouvement solennel.

Un mois et demi environ après avoir quitté le prince monténégrin, comme nous étions dans cette belle province appelée jadis Macédoine, aujourd’hui Roumélie, j’eus connaissance du traité de Paris avec les protocoles et les annexes. Dans la séance du 25 mars, M. le comte Buol avait attiré l’attention de ses collègues sur le Monténégro. Je vis là combien Danilo s’était fait d’illusions, quelles déceptions il s’était préparées. M. le comte Buol ayant demandé aux plénipotentiaires de Russie quelle action leur gouvernement entendait exercer sur le Monténégro, ceux-ci avaient répondu que leur gouvernement n’entretenait avec le Monténégro d’autres rapports que ceux qui naissent des sympathies des Monténégrins pour la Russie et des dispositions bienveillantes de la Russie pour ces montagnards. Cette réponse avait été jugée satisfaisante par le congrès ; Aali-Pacha avait ajouté que la Porte regardait le Monténégro comme partie intégrante de l’empire ottoman, en déclarant toutefois qu’elle n’avait pas l’intention de changer l’état de choses actuel.

Le malheureux Danilo n’avait donc été défendu par personne, pas même par les Russes. Il résulte du traité de Paris que le Monté négro fait partie intégrante du territoire turc. Les Monténégrins, qui ont une singulière connaissance de toute l’histoire de leur pays, savaient déjà que la Russie, qui les pousse toujours à la guerre, les