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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/670

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une ornière de barbarie, à la grande joie des despotes et aux applaudissemens de ces foules, troupeau muet auquel n’a été encore donné ni la parole, ni l’indépendance, ni aucun des attributs de l’individu.

L’individu est le commencement et la cause de la civilisation ; cette assertion n’a pas besoin d’être prouvée, car toute l’histoire est là pour la confirmer. Le mot admirable de Machiavélique a les héros et les fondateurs des républiques et des empires sont, après les dieux, ceux qui ont le plus de droit à l’adoration des hommes, » n’est pas encore assez large et ne fait pas assez d’honneur à l’individualité humaine. Ce ne sont pas seulement les systèmes politiques, les républiques et les empires qui sont l’œuvre des individus, ce sont toutes les inventions, et même toutes les vertus. Il faut bien s’entendre lorsqu’on nous parle d’une nature morale toujours identique à elle-même et commune à toute la race humaine. Cette nature morale existe en effet, mais elle n’est qu’une matière première. L’homme non encore civilisé n’a pas de vertus, mais seulement des instincts, et ces instincts portent des noms sinistres : amour de soi, lâcheté, terreur, superstition, férocité, bestialité. Par quel miracle ces instincts farouches se transforment-ils en vertus ? Par le miracle de l’individu. Il paraît, et la nature ne se reconnaît plus elle-même ; de ses savantes mains d’artiste, l’individu pétrit ce limon rebelle, lui donne une belle forme et des proportions harmonieuses. Alors tout change de nom ; cette férocité s’appelle courage, dédain du danger, honneur militaire ; cet amour de soi s’appelle force de caractère, résistance, souci de la dignité personnelle ; cette superstition qui faisait courber toutes les têtes de frayeur, cette terreur des forces inconnues devient religion, confiance aux lois invisibles ; cette lâcheté elle-même se transforme et devient obéissance et prudence. Toutes les vertus sont donc individuelles, et cela n’est pas vrai seulement à cause des grands hommes qui les ont primitivement in ventées pour ainsi dire ; cela est vrai pour tout homme, quelqu’il soit. Plus la personnalité est forte, plus les vertus sont grandes, et la seule différence qui sépare les hommes, c’est la proportion dans laquelle le limon des instincts primitifs se trouve en eux. Les vertus ne sont donc pas, comme les instincts, des forces générales communes à tout le genre humain ; elles sont des êtres distincts, nés de la liberté, apanage et récompense de l’individu.

L’homme, en s’élevant à la dignité d’individu, rompt avec la fatalité des instincts, et il brise en même temps une autre fatalité, la monotonie de la nature. C’est l’individu qui apporte dans le monde la variété et la beauté. Observez la nature ; elle va se répétant toujours elle-même avec une majesté monotone qui semble nous enseigner le néant de l’effort humain, le dédain de la liberté. Tout au contraire