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civilisation à son tour crée les individus. Ces forces, une fois échappées à la volonté personnelle et passées à l’état de faits, d’institutions, de doctrines, prennent à leur tour pour ainsi dire une individualité, et deviennent des sources d’inspiration, des stimulans d’activité. Alors cette conquête de la personnalité, qui demandait primitivement un si grand effort, devient relativement facile. Le bon Hérodote raconte que dans un combat un fils de Crésus, muet dès sa naissance, voyant le glaive d’un soldat près de s’abattre sur son père, recouvra subitement la parole sous le coup de cette violente émotion. C’est l’effet que produit sur nous tous à certaines heures de la vie, dans tel moment propice, le spectacle de la société humaine et de la civilisation. L’émotion subite, le sentiment spontané ressentis à la vue de ce spectacle, nous délient la langue, nous forcent à parler ou à agir, ou mieux encore à rentrer en nous-mêmes pour y trouver un nouvel homme que nous n’avions jamais cherché. La formation de l’individualité est donc singulièrement facilitée par la société humaine et le spectacle varié qu’elle présente.

Le but de la civilisation est dès-lors trouvé : il consiste à créer le plus grand nombre d’individualités possible, à conférer au plus grand nombre cet inestimable bienfait de la personnalité, à amoindrir le plus possible la tribu animale du genre humain. C’est le but de la démocratie, j’imagine, ou elle n’en a aucun. Nos modernes docteurs qui voient le progrès dans la destruction de l’individualité, nos modernes philanthropes qui voient l’avenir de l’humanité sous la forme d’un paternel absolutisme, et qui, sous prétexte de protéger les masses, réduisent autant qu’ils le peuvent l’individu à l’inaction, tournent le dos volontairement ou involontairement à la tradition de l’humanité, et nous ramènent directement à la première étape des sociétés, à l’époque où l’individu était obligé d’inventer des moyens de forcer l’obéissance. Lorsque aujourd’hui nous nous prononçons contre la liberté, nous avouons indirectement deux choses également tristes et qu’il faut oser dire tout haut : que le grand nombre, c’est-à-dire les masses, est incapable de civilisation, et que le petit nombre, c’est-à-dire les individus, est capable seulement d’oppression, de tyrannie ou, comme on disait il y a quelques années, d’exploitation.

Je connais l’objection vulgaire : « La société qui accorde trop à l’individu contient un germe d’aristocratie et par conséquent est directement opposée à la démocratie. En outre, l’individu est une sorte d’exception anormale qui, pour se développer, doit naturellement écraser toutes choses autour d’elle. » Rien n’est plus faux. Pour être une individualité, s’agit-il donc d’être un grand conquérant, un grand politique, ou un grand poète ? S’agit-il de s’appeler Alexandre, Richelieu ou Shakspeare ? Non, certes. L’individualité