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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/822

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la violence des événemens l’arrêta au milieu de son triomphe.

La guerre de 1812 venait d’éclater. Agitée d’inquiétudes et de pressentimens sinistres, l’imagination d’Alexandre devint plus accessible aux clameurs qui retentissaient autour de lui. Une guerre avec la France rejetait naturellement le tsar du côté de la faction moscovite ; n’était-ce pas là son meilleur point d’appui au moment de demander à la nation des sacrifices de toute espèce ? Les ennemis de Spéranski comprirent leurs avantages ; les accusations redoublèrent avec une fureur inouïe. Spéranski était responsable de tous les dangers qui menaçaient l’empire ; il avait trompé la bonne foi du tsar et endormi sa vigilance. Les uns l’accusaient d’avoir provoqué la guerre, les autres lui faisaient un crime de l’avoir trop longtemps évitée. Malgré ces contradictions de la haine, le but était atteint ; le tsar commençait à se défier de son ami.

Que se passa-t-il dans l’esprit d’Alexandre ? L’histoire a accueilli sur ce point de singuliers renseignemens. C’était l’époque où le grand agitateur de l’Allemagne, le baron de Stein, récemment appelé à Saint-Pétersbourg par une lettre du tsar, jugeait les hommes de la Russie avec une verve foudroyante et toujours au point de vue de son unique passion. Le rôle de Spéranski en 1812 avait dû attirer ses regards. Ne s’en est-on pas trop rapporté aux souvenirs du baron de Stein pour expliquer la catastrophe du confident d’Alexandre ? Le biographe de M. de Stein, M. Pertz, ne le dit pas d’une manière expresse ; mais la peinture qu’il fait de la cour de Russie au moment où son héros vient y continuer son rôle d’agitateur est évidemment empruntée à ses lettres[1]. J’ai cherché partout, j’ai interrogé les écrits des autres témoins du drame, je n’ai rien découvert qui puisse donner quelque vraisemblance aux détails rapportés par M. Pertz. Voici ce que raconte le biographe du baron de Stein. M. Spéranski, s’il faut l’en croire, avait passé peu à peu de la piété au mysticisme, et de là à l’illuminisme le plus extravagant. Un aventurier célèbre dans la littérature allemande, un moine autrichien nommé Fessler, qui avait jeté le froc aux orties, était arrivé en Russie vers l’année 1808 pour y prêcher le protestantisme. Fessler était une imagination fougueuse ; il s’était initié à la franc-maçonnerie, il avait la passion des sociétés secrètes, et il se mit à organiser en Russie une grande communauté moitié mystique, moitié révolutionnaire, d’où il espérait faire sortir un jour la transformation sociale de l’Europe. Subjugué par Fessler, Spéranski s’empresse de prendre un rôle dans cette étrange conspiration philanthropique ; mais bientôt le secret est livré, un traître révèle tout à l’empereur, et le ministre, si puissant la veille, tombe

  1. Pertz, das Leben des Minister’s Freiherrn von Stein. Berlin, 1850, t. III, p. 57-58.