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un accueil plein d’empressement et de respect. Hélas ! la haine de ses ennemis lui envia encore ce triomphe. Napoléon venait d’entrer à Moscou ; le comte Rostopchin avait allumé dans le cœur des Russes ces torches incendiaires où la ville prit feu toute seule[1], et des bandes de réfugiés, fuyant la ville en flammes et la colère des Français, arrivaient chaque jour à Novogorod. Moscou était le foyer du parti qui avait juré la ruine de Spéranski. Exaspérés par les maux de la guerre, les boyards retrouvaient leur ennemi presque aussi puissant dans l’exil que dans le palais du tsar ; leur fureur ne connut plus de bornes. Les derniers outrages lui furent prodigués. On le signala comme un traître, comme un espion des Français. L’opinion publique se déchaîna sans pitié contre celui qu’elle révérait la veille. Sa bienveillance était de l’hypocrisie, sa sérénité était le masque de ses intrigues. Cette explosion de haine fut si violente, que le tsar, pour mettre fin aux soupçons, se crut obligé de condamner Spéranski à un exil bien autrement cruel. De Nijni-Novogorod en Sibérie, la route est bien tracée ; c’est par Novogorod que passent chaque année ces milliers de malheureux qu’on va ensevelir vivans dans les mines de l’Oural. Spéranski avait pu voir défiler plus d’une fois cette procession lugubre. Il suivit aussi la même route ; le tsar le fit déporter dans la petite ville de Perme, à l’entrée de la Sibérie.


III

Menchikof a été exilé à Bérésov, le maréchal de Munich a passé vingt ans à Pélim, les Dolgorouki, les Biren, les Ostermann, les Voinarofski, les Bestuchef, ont été relégués comme des criminels dans d’affreuses solitudes ; la ville de Perme mérite aussi d’être citée au premier rang sur la liste des cachots illustres. Située au milieu des neiges et des marais, elle appartient, comme Pélim et Bérésov, aux horreurs sibériennes. Point de ressources, un isolement sinistre, un climat meurtrier, la misère, la disette, voilà ce que le réformateur de la Russie trouvait dans son exil. Sa fille même lui manquait. Craignant pour elle cette vie de privations et de douleurs, espérant peut-être que les larmes de l’enfant fléchiraient le cœur du tsar, il l’avait envoyée à Saint-Pétersbourg. Que lui restait-il ? Deux choses qui ne lui avaient jamais fait défaut, le travail et la prière.

Perme est la résidence d’un archevêque ; ce fut la seule ressource de Spéranski, ressource précieuse, et dont il profita avec empressement. Cet archevêque était un homme pieux, charitable et instruit ; il accueillit l’exilé comme un frère et mit sa bibliothèque à sa disposition. L’ancien

  1. Paroles du comte Rostopchin, citées dans les Mémoires de M. Varnhagen d’Ense.