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de mépriser toutes les carrières pratiques, ni même dans cette inaptitude aux affaires qui est quelquefois le partage des beaux esprits, et souvent l’unique source de leurs dédains. Hume, plus tard, fit preuve de capacité dans les fonctions de secrétaire d’ambassade et de sous-secrétaire d’état, et donna lui-même un démenti « à ce préjugé, soigneusement accrédité par les sots, que les gens d’esprit ne sont bons à rien. » En quittant l’Écosse, Hume accomplissait un dessein mûrement médité, et obéissait à une passion sincère et sérieuse pour les études philosophiques. « Je suis venu ici, écrivait-il de France, avec la volonté de poursuivre mes études au milieu d’une retraite absolue, et jusqu’à présent je n’ai qu’à me féliciter de la constance avec laquelle je suis le plan de vie que j’ai adopté. Une frugalité rigide supplée à ce qui me manque du côté de la fortune, et me permet de rester indépendant. Grâce à elle, je n’ai à m’inquiéter de rien qui n’ait un rapport direct avec mes progrès littéraires. »

Cette liberté et ce loisir acquis au prix de son bien-être, le jeune philosophe les voulait consacrer à l’exécution d’un grand projet qui s’était emparé de son esprit. Dans une sorte de confession adressée à son médecin, lorsqu’il craignait d’avoir gravement altéré sa santé par l’excès du travail, Hume a raconté lui-même ce qu’on pourrait appeler son histoire intellectuelle :

« Il faut que vous sachiez que dès ma plus tendre enfance j’ai toujours eu un vif amour pour la lecture et l’étude. Comme en Écosse l’éducation classique, qui ne comprend guère que les langues, finit vers quatorze ou quinze ans, je me trouvai à cet âge abandonné à moi-même pour le choix de mes lectures, et mon goût me porta presque également vers les ouvrages de raisonnement et de philosophie ; et vers les poètes et les auteurs élégans. Quiconque connaît ou les philosophes ou les critiques sait qu’il n’y a rien d’établi dans ces deux sciences, et que, même sur les points fondamentaux, elles ne contiennent guère que des sujets de discussions sans fin. En approfondissant ces matières, je sentis naître en moi une certaine audace d’esprit, qui, loin de me disposer à reconnaître aucune autorité, m’excitait à chercher quelque nouveau moyen d’établir la vérité. Après bien des efforts et des réflexions, vers l’âge de dix-huit ans, il me sembla enfin voir s’ouvrir devant moi tout un nouveau champ d’études qui me transporta outre mesure, et, avec l’ardeur naturelle aux jeunes gens, je laissai là tout plaisir et toute affaire pour m’y consacrer entièrement…..

« Je m’avisai qu’on pouvait reprocher à la philosophie morale que nous ont transmise les anciens le même défaut qu’on a reconnu à leur philosophie naturelle, à savoir d’être entièrement hypothétique, et de reposer plus sur l’imagination que sur l’expérience. Chacun a consulté sa fantaisie en bâtissant des systèmes de vertu et de bonheur, sans tenir compte de la nature humaine, de qui doit dépendre toute conclusion philosophique. Ce fut d’elle au contraire que je résolus de faire mon étude principale, et la source d’où découlerait pour moi toute vérité en critique aussi bien qu’en philosophie. Je tiens pour sûr que la plupart des philosophes qui nous ont procédés ont été