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de brûler son encens sur quelque autel, était à ce moment privée de toute idole : Voltaire, vieux, malade et acariâtre, se refusait à quitter Ferney; Jean-Jacques Rousseau ni Franklin n’étaient pas encore venus à Paris : il y avait donc une place à prendre dans l’admiration des beaux esprits et les adulations des badauds ; elle appartint de droit à Hume dès qu’il eut mis le pied sur la terre de France. Il semblait que son arrivée à Paris dût être le point de départ d’une ère nouvelle, et que sa seule présence dût suffire pour consommer le triomphe de la philosophie. Les beaux esprits se pressèrent en foule autour de lui, la ville se l’arracha, la cour renchérit sur la ville. Le roi se montra plein de bienveillance, le dauphin et la dauphine pleins d’amitié; les petits princes, jusqu’au comte d’Artois, qui avait six ans, lui récitèrent des complimens qu’on leur avait appris en son honneur. Mme de Pompadour voulut le voir et lui témoigna une considération toute particulière. La femme du premier ministre, la duchesse de Choiseul, l’accabla de prévenances et sollicita une place dans son amitié. Enfin l’engouement fut si général et si grand, qu’il excita la mauvaise humeur de Grimm, qu’il rendit Horace Walpole jaloux, et qu’il fit prendre Hume en horreur par Mme Du Deffand, parce que le philosophe se montra plus souvent chez Mlle de Lespinasse que chez elle. C’était en effet à qui l’aurait et le pourrait faire connaître à ses amis : sa présence dans un salon y faisait accourir tout ce que la cour comptait de plus brillant. Hume faillit mourir à la peine. Depuis vingt-cinq ans qu’il avait quitté La Flèche, il avait complètement perdu l’habitude de parler français, et il lui fallut trois ou quatre mois pour s’y remettre. Il était donc sans défense contre les flatteries dont on l’accablait, et qu’il subissait, comme il le dit, d’un air quelque peu interdit. « Toute cette nation, écrivait-il à Ferguson, depuis la famille royale jusqu’au dernier échelon, semble avoir pris à cœur de me persuader, par toute espèce de marques d’estime, qu’elle me considère comme un des plus grands génies du monde. Je ne crois pas que Louis XIV lui-même ait jamais eu à endurer pendant trois semaines autant de flatteries. » Quelques jours après, il écrivait encore à Robertson : « Vous me demandez quel est mon genre de vie? Je ne mange que de l’ambroisie, je ne bois que du nectar, je ne respire que l’encens, je ne foule que les fleurs. Tous les hommes et plus encore toutes les femmes que je rencontre croiraient manquer au devoir le plus indispensable en ne m’adressant pas une longue et compendieuse harangue à ma louange. » En effet, et c’est là un trait qui peint bien cette société élégante et étourdie du XVIIIe siècle, Hume devint en peu de temps si fort à la mode, que l’engouement gagna les dames elles-mêmes, et c’était merveille de voir ce grand et gros homme de cinquante-trois ans, à la carrure massive, à l’air épais et lourd, au maintien