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savez qu’il a été surnommé le stroggi (le sévère). Il est de ceux qui disent : <(Si ton bras est pour toi un sujet de scandale, coupe-le; si c’est ton œil, arrache ton œil. »

— Ainsi aucune espèce de pardon? repartit la jeune femme, dont le beau visage, empreint d’un mélange de tristesse et de candeur, semblait plutôt exprimer les chagrins passagers de l’enfance que les douleurs d’une Madeleine repentante.

— Vous savez, madame, à quel prix vous pouvez gagner le pardon de votre père...

Lisaveta ne répondit pas; des sanglots de plus en plus pressés gonflaient sa poitrine. — Prenez garde, reprit Savelief avec le même accent de froideur et de sévérité, le gostinoï-dvor commence à se remplir de chalands, il est temps de partir.

La jeune femme se leva et rabaissa son voile; puis, serrant l’enfant dans ses bras : — Laissez-moi le promener pendant une heure, dit-elle d’un ton suppliant.

— Je suis fâché de vous refuser, mais votre père ne me pardonnerait jamais d’avoir accordé une telle permission.

— Ni pièce d’or ni promenade? dit le petit Micha d’un air boudeur; c’est trop dur!

— Vous voyez, Lisaveta Pavlovna, à quoi vous m’exposez? reprit Savelief. Cet enfant me trouve dur; je désobéis cependant à votre père en vous laissant l’embrasser.

— Vous avez raison, mon père m’a maudite; vous avez raison, Savelief, l’enfant ne doit pas venir avec moi...

— Non, non, Lisaveta, s’écria le sidéletz, ton père a révoqué sa malédiction; il prie pour ton salut.

— Que Dieu te bénisse pour ces paroles, Savelief! Si mon père prie pour moi, il m’aime, il me pardonnera un jour...

Un silence pénible se fit alors entre le marchand et la jeune femme, qui couvrait toujours son jeune frère de baisers et de larmes. La foule cependant s’amassait dans le bazar; il fallut partir, et le traîneau, où Lisaveta dut remonter seule, emporté par son ardent attelage, eut bientôt disparu dans une nuée de cette poussière neigeuse de l’hiver qui fait briller au soleil comme des atomes de diamant.

Qu’est-ce que Lisaveta? Qu’est-ce que Savelief? Pourquoi cette visite furtive, cette froideur du jeune marchand, ces ordres impitoyables qu’il est forcé d’exécuter? C’est ce que je dois expliquer avant de continuer mon récit.

Lisaveta était la fille d’un starovère du village de Staradoub, dans le gouvernement de Tchernigof. Les starovères ou starovertsi forment une secte bien connue en Russie pour la rigidité de ses principes. En 1659, lorsque le patriarche Nikon, frappé des erreurs qui