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fait naître le seul de vos sujets dont vous ayez voulu, sire, faire le malheur ! »

Justement à la même date, par suite de l’accord déjà signalé entre Staël et Creutz, je trouve non plus seulement dans la correspondance particulière, mais dans les dépêches même de Creutz, tant la chose est pressée, cette apostille particulière très secrète : « Je ne dois pas le cacher à votre majesté, quand cette cour apprendra une autre nomination que celle de M. de Staël pour me succéder, je crains qu’elle n’en prenne de l’humeur. Votre majesté ne peut pas imaginer à quel point le roi et la reine s’intéressent à lui. Le roi l’aime autant que la reine, et le traite avec une véritable affection. Il ne parle pour ainsi dire qu’à lui à son coucher. Aussitôt que la nomination de votre ambassadeur sera connue, le mariage de M. de Staël sera manqué. On le regardera comme un homme perdu. La pitié qu’il inspirera rendra peut-être la cour et la ville injustes envers votre majesté et surtout envers votre nouvel ambassadeur. M. de Staël obtiendrait, par l’affection qu’on lui porte, ce que l’humeur pourrait faire refuser à un autre. Il a, de l’aveu du roi lui-même, des audiences particulières de la reine, ce que, comme ambassadeur, je ne puis moi-même obtenir. Vous me faites la justice, sire, de croire que ce n’est pas mon amitié pour M. de Staël qui me fait parler en ce moment. C’est votre intérêt que j’ai en vue… »

Voilà Gustave III bien averti et bien empêché ! Aura-t-il bien le cœur de nommer un autre ambassadeur en présence du désespoir de Staël, qui va se retirer dans des déserts affreux, malgré les gémissemens de la cour et de la ville ? Ou bien commettra-t-il la faute de se priver d’un riche et puissant ambassadeur ? Renoncera-t-il à dominer dans les salons par toutes ces grandes dames auprès desquelles Staël a si bien su s’affermir ? Plus de brillante légation suédoise tenant par le luxe de ses salons et par l’éclat de ses fêtes le haut du pavé parmi le corps diplomatique parisien et parmi le monde lettré ; plus d’intelligences à la cour et plus d’entrées particulières chez la reine ; plus de ressorts cachés pour agir sur le cabinet de Versailles et sur la grande affaire des subsides. Pour Gustave, épris de la France, à qui il était si redevable et de qui il attendait encore les secours matériels et l’appui moral, c’était là, il faut le reconnaître, sacrifier une belle occasion. Staël n’avait pas encore rendu, il est vrai, de grands services à son pays ; mais la manière avisée dont il avait préparé sa propre destinée, engagé à la fois son maître, le roi et la reine de France, le comte de Creutz, la comtesse de Boufflers, M. et Mme Necker dans cette seule affaire de son futur mariage, prouvait assez son intelligence et son habileté diplomatiques. Gustave III avait d’ailleurs pour lui, à ce qu’il semble, une véritable amitié. Il