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beaucoup d’autres gens mal contens dans le royaume qui se joindraient à eux, si la fortune penchait plus du côté des ennemis que du nôtre. Le roi voit tout cela aussi bien qu’un autre, et l’on serait inquiet à moins[1]. »

Ces observations judicieuses et hardies émanent d’une femme qui, quelques années auparavant, reproduisait naïvement l’impression profonde que causaient à la France les miracles continus du règne. Ils n’étaient plus, ces temps de fêtes qui avaient semblé continuer les brillantes traditions des Valois, et qu’animait un dernier souffle de l’esprit chevaleresque. Au sein même de sa cour et dans le secret de l’intimité, on commençait à juger le demi-dieu, que Mme de Sévigné trouvait naguère aussi grand dans ses menuets que dans ses victoires, et pour la statue duquel le maréchal de La Feuillade avait établi des cérémonies inconnues dans l’univers depuis les apothéoses impériales. Si cette modification dans le sentiment public n’apparaît point dans l’historiographie officielle, elle est très marquée dans la dernière partie des Mémoires de Mme de La Fayette, bien plus encore dans ceux du marquis de La Fare; elle est même sensible dans les écrits des hommes les plus constamment élevés ou soutenus par la volonté de Louis XIV et l’influence de Mme de Maintenon, tels que les maréchaux de Noailles et de Villars. C’est là surtout qu’il faut la chercher dans son origine la moins suspecte, avant d’aborder le grand acte d’accusation dressé par Saint-Simon, qui s’ouvre vers l’année 1691, au moment même où entrent en scène les hommes formés par les maximes et la politique personnelle du roi, et où, à la grande joie du prince, ils remplacent aux conseils et dans les armées leurs illustres prédécesseurs, moissonnés par la mort.

Le libre jugement qu’exprime une femme d’un esprit aussi droit que son cœur est d’autant plus important à noter, que Mme de La Fayette ne survécut pas longtemps, et qu’elle ne vit aucun des désastres où s’engloutit la fortune de la France. Elle écrivait quinze ans avant les malheurs de Hochstett, de Ramillies, de Malplaquet et de Turin, et elle n’eut donc pas la douleur de voir ce temps où, par ordre de Chamillart, les chefs de nos armées refusaient la bataille au prince Eugène et à Marlborough chaque fois que les soldats français n’étaient pas au moins deux contre un, et où ceux-ci, moins démoralisés par leurs malheurs que par le défaut de confiance, considéraient comme la plus heureuse compensation de leurs défaites la captivité de leurs tristes généraux.

Mais si ces grandes épreuves se firent attendre, on peut dire qu’elles étaient à peu près inévitables du jour où la ligue d’Augs-

  1. Mémoires de la cour de France, collection Petitot, t. LXV, p. 45.