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continue à créer des bureaux à tout propos, et souvent il en résulte des embarras assez étranges. Lorsque la chaussée de Pétersbourg à Moscou fut achevée, on s’empressa d’y établir, de distance en distance, des bureaux chargés de percevoir une taxe imposée sur les voitures et destinée à l’entretien de la route. La mesure était excellente, mais au bout de quelque temps on s’aperçut que la nouvelle administration absorbait toute la recette. L’auteur ajoute qu’il en est souvent de même dans les fabriques du gouvernement. Le motif qui engage le gouvernement russe à multiplier ainsi les administrations spéciales est facile à comprendre : il pense qu’elles se surveilleront mutuellement ; mais l’expérience prouve qu’au lieu de se contrôler entre eux tous, les employés russes se soutiennent, de sorte qu’il devient presque impossible de constater leurs méfaits. Les funestes résultats de ce système ont été maintes fois signalés ; contentons-nous de les rappeler en passant. C’est surtout en Russie que les besoins et les vœux des classes inférieures sont méconnus ; les épais bataillons de fonctionnaires qui entourent le souverain arrêtent tout au passage ; ils élèvent autour de lui un mur infranchissable. Ce système est-il au moins propre à assurer l’exécution des ordonnances impériales ? Nullement ; il n’y a point de pays où les règlemens soient plus facilement éludés. On a remarqué en outre avec raison que les fonctionnaires russes du dernier rang, étant généralement fort mal rétribués, sont de véritables prolétaires ; ils vivent au jour le jour et nourrissent des dispositions qui ne sont point sans danger pour la sûreté de l’état. Enfin les sacrifices que leurs rapines imposent au peuple s’accroissent naturellement de jour en jour, et les paysans commencent à s’en plaindre hautement. Lorsque le comte Kissélef organisa les domaines de la couronne sur un nouveau pied, il augmenta considérablement le nombre des fonctionnaires préposés à l’administration des villages. Peu de temps après, un inspecteur envoyé par le gouvernement demanda aux paysans qu’il avait convoqués s’ils étaient contens : « — Oui sans doute, lui répondit finement un vieillard. La nouvelle organisation a diminué nos charges. Autrefois nous étions obligés de nous rendre au bureau du district avec un mouton sur le dos. Maintenant nous y conduisons un troupeau tout entier ; c’est moins fatigant. »

Reste maintenant à se demander quelle est la portée du recueil de M. Hertzen et quel en est réellement l’esprit. Si l’impression que nous laisse notre lecture est exacte, les Paroles de Russie tendraient à provoquer par des réformes, plutôt que par les moyens révolutionnaires, l’abolition des mesures qui ont entravé jusqu’à ce jour le développement moral et matériel de la Russie. En dehors même de l’intérêt politique qui s’y attache, c’est un symptôme bon à noter que ce libre mouvement intellectuel dont des pubUcations russes sortant des presses étrangères nous apportent le témoignage. En Allemagne aussi, des imprimeries russes fonctionnent avec activité depuis quelque temps, et des poèmes de Lermontof, le Démon entre autres, ont pu être, grâce à elles, lus pour la première fois tels que les avait conçus le poète. Tous ceux qui voudraient voir la Russie concilier son développement avec le maintien de la paix générale doivent applaudir à ce réveil des intelligences si propre à seconder une politique réparatrice.

h. delaveau.
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V. de Mars.