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beaux atours et sans mantilles, vinrent y prendre place; les hommes se groupèrent derrière elles. Deux violons, deux clarinettes et une grosse caisse se mirent à jouer un air de fandango, et le bal commença. À ce moment, le dîner se trouva prêt, ce qui me dispensa de voir le reste; mais pendant toute la nuit la grosse caisse, les éclats de rire, les bruyantes exclamations m’empêchèrent de fermer l’œil. Un des danseurs profita des ténèbres pour commettre quelques vols; il fut pris en flagrant délit, jugé, et, comme punition, attaché à un arbre pour le reste de la nuit. Il s’endormit, et pendant son sommeil un de ses juges lui vola ses souliers.

Le lendemain, les principaux habitans du rancho vinrent me prier de rester quelque temps auprès d’eux pour établir une mission, bénir un cimetière, arranger une chapelle, organiser des prières publiques, baptiser et faire des mariages; mais la Palma, se trouvant dans le Mexique, ne faisait pas partie de ma juridiction : il m’eût fallu la permission expresse du gouverneur ecclésiastique de Monterey; je promis de la demander. Je retournai alors au Texas, traversant le Rio-Grande à Galveston, petit rancho où je déjeunai chez un compadre de bautismo. Je chargeai un ranchero qui se rendait le lendemain à Reynosa d’y ramener mon cheval, j’en pris un autre qui n’avait ni selle ni bride, mais que je harnachai avec des cordes, et je partis pour Brownsville. Quatre rancheros faisaient route avec moi; leur nombre s’accrut beaucoup le long du chemin, et je rentrai à Brownsville avec un cortège imposant. Le soleil m’avait noirci la figure; ma barbe et mes cheveux avaient atteint une longueur démesurée, mes vêtemens étaient en lambeaux, j’étais rompu et malade de fatigue. Cependant j’étais satisfait de ce voyage, qui m’avait fait connaître les mœurs, le caractère de ces populations abandonnées à elles-mêmes, plus nombreuses que je n’avais pensé, et tellement privées de secours spirituels, que, sur les deux frontières, j’avais trouvé non-seulement des familles, mais des ranchos entiers où un prêtre n’avait pas paru depuis vingt et même trente ans, où l’on s’étonnait de me voir fait comme le reste des hommes. Je conçus de grands projets pour leur amélioration matérielle et morale; malheureusement les projets sont plus faciles à concevoir qu’à réaliser.


III.

Dans mes conversations avec les rancheros, j’avais reconnu que le manque d’éducation religieuse vouait leurs esprits à la superstition, et qu’il n’y avait pas de chose quelque peu singulière qui ne leur parût surnaturelle et merveilleuse. Tout ce qui avait quelque