du mélange de civilisation et de barbarie qui s’était si rapidement accompli sur le continent, voulût cette fois préserver la barbarie de tout contact avec la civilisation. Dans l’étroite arène de l’Angleterre, ces races sœurs et ennemies se combattirent jusqu’à extinction, se mêlèrent enfin et se fondirent l’une dans l’autre, non par des actes de sympathie et de bienveillance réciproque, mais à force de violences et d’exactions, d’impôts du danegeld et de massacres de la Saint-Brice. Lorsque le combat eut duré assez longtemps, les survivans se relevèrent et consentirent enfin à vivre à peu près en paix. L’abondance du sang qui avait coulé, en épuisant la vigueur virile, avait aussi épuisé les haines. C’est ainsi que, depuis le jour où ces deux frères à demi fabuleux, Hengist et Horsa, abordèrent sur les côtes de la Grande-Bretagne jusqu’au jour où le duc Guillaume mit fin à cette anarchie, et confisqua au profit de ses compagnons cette exubérance de forces viriles, la barbarie régna sans contrôle, son niveau restant presque toujours la même et ne baissant que par degrés insensibles. Elle se modifiait cependant, non sous l’influence, il est vrai, de forces civilisatrices, mais en s’épuisant elle-même, en se saignant à blanc. Ce dépouillement du tempérament barbare se faisait néanmoins avec tant de lenteur, qu’il y en avait pour plusieurs siècles, si la conquête normande n’était survenue.
Le résultat de cette persistance de la barbarie a été une civilisation entièrement originale. Privés des secours que les Germains trouvèrent dans les débris de la société romaine, les Saxons durent tout tirer d’eux-mêmes. Sur le continent existait un dualisme bizarre qui n’exista jamais en Angleterre : la civilisation d’une part, la nature barbare de l’autre. La civilisation était extérieure à l’homme, et se trouvait pour ainsi dire opposée à la nature. L’homme faisait effort pour se l’assimiler, la transporter en lui ; il ne la tirait pas de lui-même. De là la complication ou plutôt le gâchis confus des premiers siècles qui suivirent la conquête, ces imitations maladroites de Rome, ces puériles singeries de grandes choses mal comprises, et cette corruption réciproque de la civilisation romaine par la barbarie, des instincts barbares par la civilisation. Plus heureux que les Germains du continent, les Saxons, ne trouvant rien à imiter, organisèrent leurs institutions d’après les institutions de leur pays natal et leurs instincts d’indépendance. Magistratures locales, divisions de l’Angleterre en comtés, jugement par jury, ont leur origine dans cette époque lointaine, et toutes ces institutions purent s’établir sans voir se dresser devant elles des souvenirs de droit romain et des tradi-