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ne réussira qu’à la condition de lutter contre ces instincts d’abord, puis contre le public, dont il contrarie les habitudes, contre les auteurs, dont il inquiète la paresse, enfin contre les acteurs, qu’il contraint à faire, au milieu de leurs succès, une seconde et chanceuse éducation. Goldoni eut donc à soutenir l’effort d’une opposition furieuse qui éclata de toutes parts. Nous l’avons vue puérile et personnelle dans l’abbé Chiari; elle fut plus sérieuse et surtout plus généreuse chez Carlo Gozzi.

Gozzi s’était déjà signalé par des pièces de pure fantaisie, où l’on admirait, à défaut d’observation et d’étude, un style éclatant, une imagination gracieuse et hardie. Encore ne prenait-il pas toujours la peine d’écrire. Souvent, après avoir, dans un de ses drames, passé capricieusement, à l’exemple de Shakspeare, de la prose aux vers et des vers à la prose, il n’est pas rare de le voir indiquer par un simple canevas, dans une autre partie du même ouvrage, les jeux de scène aux acteurs. Il avait si bien réussi dans ce genre bizarre, qu’il combattait un peu pro domo sua quand il défendait la comédie improvisée; pourtant il est juste de dire qu’il fut surtout poussé par le désir de sauver d’une misère inévitable la compagnie dramatique de l’arlequin Sacchi, auquel il était sincèrement attaché. Après les premières pièces de Goldoni, non-seulement Gozzi persévéra dans la voie où il avait rencontré de brillans succès, mais encore, dans des préfaces merveilleusement écrites et cruelles pour ses adversaires, il défendit avec énergie la comédie plus ou moins improvisée. Il lui promit une longue durée, si longue, dit-il, qu’il n’est permis à personne d’en prévoir la fin. C’était là une prophétie téméraire, à la veille du jour où la comédie in-promptu devait se voir réduite à n’être plus qu’un divertissement populaire. C’était prendre la vive et dernière lueur de la lampe expirante pour un éclat durable et régulier. Au reste, Gozzi ne paraît pas avoir eu le jugement bien sûr. On vient de le voir commettre une erreur de fait et de goût assez grave. Voici qui passe tout le reste : il ose prétendre que Destouches, Boissy et les autres, formant ce qu’il appelle l’école de Molière, ont produit des œuvres incomparablement supérieures à celles du maître, bien que le faux goût des Français persiste à leur préférer celui-ci. Goldoni n’a jamais rien écrit de pareil.

Le triomphe du rival de Gozzi est incontesté aujourd’hui. Par malheur, il se fit attendre. L’injustice de ses concitoyens découragea Goldoni. Comme Riccoboni, il prit le chemin de la France. A Paris, la ville et la cour s’attachèrent à lui faire oublier ses mécomptes par les applaudissemens et les faveurs dont elles le comblèrent. C’est à Paris qu’il écrivit en français et fit jouer sa meilleure comédie, le Bourru bienfaisant, où il aborde enfin la vraie comédie de caractère et se montre l’émule des meilleurs héritiers de Molière.