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servaient souvent d’auxiliaires, et les Turcs ne voulaient pas plus de Vénitiens à Segna que les Vénitiens n’y voulaient de Turcs. Ce qui servait surtout les uscoques, c’était le patronage cauteleux de l’Autriche : elle ne manquait jamais de désavouer leurs entreprises, faisait même couper de temps en temps quelques têtes; mais elle défendait comme sien le territoire qu’ils occupaient. Si elle se chargeait de les châtier, on remarquait que les coups de canon tirés sur les pirates par les batteries de côte autrichiennes ne les atteignaient jamais. Quand les marchands vénitiens allaient porter leurs plaintes à la cour de Vienne, ils reconnaissaient avec découragement dans les ameublemens des ministres et jusque dans les parures de leurs femmes des étoffes et des objets précieux pillés sur leurs navires. Si les déprédations des uscoques devenaient trop compromettantes, l’Autriche leur infligeait à son profit des amendes qui ressemblaient malheureusement beaucoup à des parts de pillage; elle tolérait volontiers qu’on exposât un jour sur la place de Saint-Marc soixante têtes d’uscoques, mais celle de l’infortuné Christophe Venier fut, parmi les trophées des pirates de Segna, le seul qu’elle fit jamais restituer. Les uscoques ne se montrèrent pas toujours aussi reconnaissans qu’ils auraient dû l’être de ces procédés, témoin le jour où ils mirent en pièces un gouverneur autrichien qui avait pris au sérieux la mission de les réprimer, et celui où, les troupes impériales ayant saisi et conduit à Fiume toutes leurs barques, ils allèrent les y chercher sous le feu de la garnison, et enlevèrent en outre, par forme de dommages-intérêts, tout le matériel naval du port. Enfin la dispersion des uscoques fut en 1617 une des conditions du traité de Madrid, et l’Autriche sut la réaliser dès qu’elle y fut contrainte. Ils se fondirent, comme une troupe qu’on licencie, dans la masse des autres habitans des provinces illyriennes, et depuis il n’a plus été question d’eux. Tels étaient au XVIe siècle les descendans de ces rudes Illyriens dont Strabon dit que de toutes les populations soumises à la domination de Rome, c’était la plus réfractaire, et que Scipion Nasica, leur vainqueur, ne sut contenir qu’en leur interdisant la culture pour ne leur permettre que le pâturage.

Quand des populations capables de déployer une pareille énergie sont une fois disciplinées, leurs vices se changent en vertus. Les Romains, que nous admirons, avaient de véritables uscoques pour ancêtres. Lorsque sous Napoléon on encadra dans les compagnies de haut-bord ces matelots illyriens habitués à jouer avec les orages, les équipages qu’ils fournirent à plusieurs vaisseaux de l’escadre d’évolution de l’amiral Émériau devinrent l’objet de l’admiration de la flotte. L’Autriche possède dans leurs neveux des matelots qui pour-