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un ennemi... Parlez-moi donc comme si nous étions encore au collège de Caen. Pourquoi n’avez-vous pas écrit à Louise depuis plus de six mois ?

— Eh ! le pouvais-je? Rien ne me réussit. Il suffit que je mette le pied sur un navire pour qu’il périsse. C’est un miracle que je sois arrivé à Honfleur. J’avais entrepris tous ces voyages dans l’espérance de gagner quelque argent. Quand je me suis vu sans ressources, le courage s’en est allé. Le vieux père Morand aurait pu croire que je demandais la main de Louise pour le bien qu’elle a. Il sait compter, le père Morand, malgré les belles phrases qu’il tire de ses livres. Quand on m’a dit que Louise allait se marier, je me suis mis en route pour Dives sans savoir ce que je faisais; mes jambes allaient comme d’elles-mêmes. Je voulais la voir une dernière fois et puis m’embarquer. Cette fois le naufrage eût été le bienvenu.

— Et vous n’avez pas pensé à me tuer? dit Pierre.

— Moi! et de quel droit l’aurais-je fait? Pourquoi me soupçonnez-vous capable d’une si méchante action? Savais-je seulement si Louise vous aimait? Fallait-il la punir par un malheur de l’affection qu’elle m’avait montrée? Dieu m’est témoin que je n’y ai jamais songé. C’est bien assez que je sois malheureux sans que Louise partage ma mauvaise fortune. Avec vous, elle n’aura rien à désirer... Je m’en irai tranquille de ce côté-là.

— Mais enfin depuis quand l’aimez-vous, pour tant l’aimer?

— Depuis toujours... Cela a commencé quand elle était toute petite. Tenez, il vous souvient du jour où elle fut marraine de Dominique. Elle avait sept ans : je la vois encore avec sa robe blanche. Moi j’avais à peu près votre âge. J’éprouvai je ne sais quel horrible mouvement de jalousie, quand je vous vis à côté d’elle dans l’église... J’avais une envie folle de sauter sur vous. Depuis lors ça n’a fait qu’augmenter. Mon Dieu! j’ai été jeune comme tant d’autres, j’ai couru le monde, et Louise n’était pas auprès de moi; mais je pensais à elle, et je vivais dans l’espoir qu’elle serait un jour ma femme. A présent c’est fini.

— Qui sait? dit Pierre en serrant la main de Roger.

Pierre se promena sur le bord de la mer une partie de la nuit. Il ne pouvait séparer Louise de Roger par la pensée, et il se sentait horriblement triste. — Ah ! disait-il, si c’est là ce qu’on appelle l’amour, je m’en souviendrai.

Comme il rentrait au petit jour à la Capucine, il rencontra Dominique qui fredonnait, son fusil sous le bras. Depuis que le mariage de Louise avec M. de Villerglé avait été décidé, Dominique portait un habit de garde dont il se montrait très fier. — Eh ! monsieur, cria-t-il, à quand la noce?