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nomination. Parmi les cinq noms que je viens de rappeler, il y en a trois au moins qui ont toujours signifié la science la plus austère, et je n’ai pas besoin de les désigner ; mais M. de Lamartine ne s’inquiète pas de ces menus détails.

Sa conversation avec M. de Talleyrand donnerait à penser que le diplomate vieilli dans les négociations, qui avait connu Mirabeau, voyait dans l’auteur des Méditations poétiques l’héritier de ce grand nom. Je ne voudrais pas prendre sur moi de contester l’authenticité du récit. Je me demande seulement si le narrateur, dont je ne révoque pas en doute la parfaite sincérité, n’est pas dupe d’une raillerie.

Plus d’un lecteur, je ne l’ignore pas, me trouvera bien sévère pour M. de Lamartine, et se demandera pourquoi j’épluche avec tant d’attention des pages improvisées. Je prévois le reproche, et ne suis pas embarrassé pour le réfuter. Je n’ai jamais considéré la science comme une obligation. Il y a d’heureuses natures qui peuvent conquérir la renommée sans pâlir sur les livres, et je n’hésite pas à ranger M. de Lamartine parmi ces natures privilégiées. Les Méditations, les Harmonies et Jocelyn, qui n’ont rien à démêler avec l’étude, sont d’admirables ouvrages, que j’ai loués en toute occasion de manière à prouver que personne n’estime plus haut que moi le génie lyrique de l’auteur ; mais les esprits que le ciel a traités avec le plus de générosité ne peuvent se dérober à la condition commune, à la nécessité d’étudier, dès qu’ils veulent parler d’histoire et de philosophie. Maîtres souverains de leur pensée, affranchis de toute lecture, tant qu’ils demeurent dans le domaine de leurs impressions personnelles, tant qu’ils parlent de leurs espérances, de leurs regrets, ils trébuchent à chaque pas, s’il leur prend fantaisie de se mêler à la discussion. Ils ne savent pas et dédaignent d’étudier. Soit paresse, soit présomption, ils essaient de tout deviner, et ne devinent rien. Des esprits très ordinaires, je le veux bien, moins richement doués, j’y consens, mais qui ont vécu dans le commerce des livres, qui connaissent le passé, qui le connaissent d’une manière précise, qui n’ont jamais essayé de le deviner, s’attribuent le droit de relever leurs bévues, et là-dessus les courtisans se récrient. Les hommes de génie ne relèvent pas de)a loi commune. Quand ils se trompent, il faut s’incliner devant leur méprise, car il y a dans leur méprise même une part de vérité que le vulgaire ne saisit pas. J’avouerai que cette prétention me semble exorbitante. Que les hommes de génie ignorent l’histoire et la philosophie, qu’ils dédaignent l’étude et se nourrissent des pensées que leur suggère la vie réelle et présente sans les renouveler, sans les agrandir par le spectacle d-e la vie des nations pendant les siècles évanouis, c’est un droit que je ne veux pas leur disputer ; mais qu’ils s’abstiennent de parler