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une violation du traité ; dans ce cas seulement, la garantie solidaire devient effective, et alors les trois puissances s’engagent à concerter leur action, à s’entendre avec la Sublime-Porte sur les mesures devenues nécessaires. Prétendre, comme on l’a fait, que chacune des puissances signataires peut engager les autres par son interprétation, ou exercer sa garantie individuelle, est tout simplement une diplomatie de fantaisie. Le traité du 30 mars est violé, dit-on, par la résistance de la Russie. C’est là justement la question. Le cabinet de Pétersbourg affirme au contraire qu’il n’a nul dessein de se soustraire à ses obligations, qu’il se borne à interpréter un texte. La France, sans soutenir les prétentions de la Russie, et sans vouloir participer aux actes d’occupation de l’Autriche et de l’Angleterre, voit simplement une obscurité à éclaircir, une contradiction à effacer. De là la politique des diverses puissances. La Russie persiste jusqu’à ce moment dans son refus d’abandonner Bolgrad ; l’Autriche et l’Angleterre persistent à rester dans les principautés et dans la Mer-Noire ; la France demande que tout le monde observe le droit, que les puissances fixent diplomatiquement le sens du traité qu’elles ont signé, et que l’occupation étrangère cesse de peser sur la Turquie.

C’est dans cet intervalle qu’une crise ministérielle est survenue à Constantinople, c’est-à-dire dans le pays le plus intéressé à voir disparaître ce dernier vestige de la guerre, l’occupation. On connaît les péripéties de cette crise, qui a commencé par la démission du grand-vizir, Aali-Pacha, et du ministre des affaires étrangères, Fuad-Pacha, qui s’est apaisée un moment, pour se réveiller bientôt et se terminer en définitive par l’avènement de Rechid-Pacha. Le nœud de la crise ministérielle de Constantinople est visiblement dans les rivalités qui ont un instant mis aux prises la diplomatie française, représentée par M. Thouvenel, et la diplomatie anglaise ou autrichienne, et dans les efforts tentés récemment pour amener la Turquie à prendre un parti au sujet de l’occupation prolongée de son territoire. L’explication plausible de la retraite définitive d’Aali-Pacha, c’est que le grand-vizir s’est senti embarrassé entre des avis contraires et également pressans. En apparence, ce revirement semblerait indiquer que la diplomatie française a dû céder à l’influence de lord Stratford de RedclifTe, qui favorisait l’avénement de Rechid-Pacha. Le fait est pourtant plus apparent que réel, et il ne faudrait pas en exagérer l’importance pour plusieurs motifs. D’abord la France soutenait à Constantinople, non un ministère, mais une politique, et il n’est nullement prouvé que le nouveau grand-vizir soit hostile à cette politique, qu’il soit disposé à accepter le cachet par trop britannique que lord Redcliffe veut lui imposer. Rechid-Pacha, dont la situation semble d’ailleurs assez difficile, n’est point un ennemi de la France. Sa politique consistera sans doute moins à subir de compromettantes solidarités qu’à temporiser, à éviter les froisseinens et à se ménager tous les appuis. En outre, les affaires de la France à Constantinople sont entre des mains assez intelligentes et assez fermes pour être toujours maintenues au-dessus des oscillations ministérielles qui peuvent se succéder en Turquie. Considérée en elle-même, la crise qui vient d’avoir lieu à Constantinople ne modifie donc nullement la situation des choses. Cette situation reste ce qu’elle était, avec Rechid-Pacha de plus et des différends diplomatiques qui subsistent sans s’aggraver et sans se dénouer.