Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/502

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec quelle force, avec quelle indignation souveraine ! Cependant, au lieu de marcher sur Florence, Henri perd son temps et fatigue son armée à réduire des ennemis subalternes. Aussitôt on dirait que le poète prend le commandement, il trace le plan de campagne ; c’est à Florence seulement que sera frappée de mort la rébellion impie. Il faut l’entendre alors quand il lance l’anathème à ces factieux qui combattent contre Dieu même. Le génie sacerdotal de Dante fait explosion dans une invective formidable. Florence, c’est le monstre hideux qui désole la chrétienté, c’est le serpent qui mord les entrailles de sa mère, c’est Myrrha l’incestueuse qui brûle d’amour pour son père Cinyras… Les injures s’accumulent avec des commentaires qui en redoublent la violence. Les guelfes florentins répondent à l’insulte du poète par une nouvelle sentence d’exil. Quant à Henri, comme un illuminé qu’il est, il ignore toujours la situation et s’avance au hasard. Le voilà à Gênes, puis à Pise, s’attachant à des formalités d’étiquette, négociant avec le roi Robert de Naples, comptant sur son droit plus que sur son épée, et finalement abusé par Robert, qui le brouille aussi avec le pape. Il va s’embarquer à Gênes pour attaquer Robert dans son royaume, mais la maladie l’arrête à Buon-Convento, et il meurt, emportant avec lui tout un monde d’illusions[1].

La stupeur des gibelins, les cris de triomphe du parti guelfe, disent assez ce que l’empereur Henri, malgré ses fautes politiques, aurait pu accomplir en Italie. Tandis que son armée se hâtait de repasser les monts, les gibelins se dispersaient de toutes parts, et les guelfes, comme s’ils eussent échappé à une ruine certaine, s’abandonnaient à des transports de joie. On vit des populations entières s’habiller de vêtemens neufs, marquant par là leur retour à la vie. Ainsi mourut le dernier représentant du saint-empire, et une vie nouvelle en effet commençait pour les populations italiennes, une vie de liberté et d’orages qui devait les ramener plus d’une fois sous ce joug de l’étranger qu’elles subissent encore aujourd’hui. On a pu croire que l’unité italienne, fondée au XIVe siècle par le prince que Dante invoquait, eût protégé ce pays contre les dangers de l’avenir : bien que cette pensée soit la justification du système reproché au grand poète, il est impossible de regretter l’issue de ces événemens. Le sentiment national était né, et un peuple qui a conscience de lui-même ne doit rien accepter des mains d’un conquérant. Les bienfaisans projets de Henri VII, les espérances patriotiques de Dante appartenaient à un autre âge.

Dante fut-il converti aux idées nouvelles par la chute de ses illusions

  1. Je lis dans l’abbé Troya que Lucas de Leyde a fait un tableau tiré de la vie d’Alighieri ; le peintre a choisi le moment où le proscrit apprend la mort de Henri de Luxembourg. Voyez Veltro allegorico, p. 136.